On en aura fait le tour

On pourrait croire d’abord que les allées menant à l’océan portent des noms d’oiseaux (mouettes, courlis, sarcelles, sternes, pluviers, albatros) et que celles de derrière, en retrait de la côte, pratiquent le langage des fleurs (bégonias, mimosas, seringats, hortensias, pas mal de noms en a), mais tout est plus complexe qu’on croit. L’allée des Marguerites est à la suite des Cormorans et des Goélands. Il y a même une allée des Écureuils, qui ne sont ni des fleurs, ni des oiseaux. J’explore mon nouveau cadre. Le matin, c’est une promenade brève. Je marche sur la plage, le soleil dans le dos, ces jours-ci la marée est basse à 10 heures, l’océan est loin. Des piafs dont j’ignore le nom pataugent dans les flaques, en quête de crustacés que je ne leur disputerai pas. J’enjambe l’un de ces blocs de béton en forme de Lego qui, je suppose, font obstacle aux grandes crues, et je saute à pieds joints sur l’asphalte. J’arpente le quartier engourdi : il se réveillera au printemps. Une station balnéaire hors-saison. Presque tout est fermé. La boulangerie ouvrira le mois prochain. Je prends l’allée de la Poste ou celle de la Chapelle, qui ne mènent ni à la poste, ni à la chapelle, mais à la supérette. J’aime le mot supérette. Il est écrit très gros, en capitales rouges, horizontalement et verticalement. Bonjour bonjour. C’est le quatrième matin. Je reviendrai demain à la même heure. J’installe une routine. Une baguette. Un fromage. Des fruits. Je suis allé au marché avant-hier, trois stands sous la halle, dont deux consacrés aux animaux marins. Un peu déçu. J’aurais aimé acheter, oh, je ne sais pas — car nous ne manquons de rien. Quatre caisses de victuailles dans le coffre de la voiture ! J’ai commencé par liquider les plus fragiles, les plus avancés, les germés, les flétris, les ramollis, ou en passe de le devenir. Les poireaux attendront. J’épluche. Je découpe. Il me reste cette sorte de déchets que j’ai pris l’habitude de traiter avec égards : lambeaux des légumes qui m’ont nourri, écorces de fruits bourrées de vitamines dont les limaces feront leur miel. Comme c’est idiot de les envoyer à l’incinérateur… dépenser de l’électricité nucléaire pour les brûler, végétaux composés majoritairement d’eau. Mais le jardin n’est pas le mien, je n’y jetterai donc rien — car nous avons un jardin. Disons : une allée menant au garage, car nous vivons dans un garage, oui, changé en maison, telle la citrouille devenue carrosse. Alors, l’après-midi, j’emporte mes peaux et pépins, mes queues et coquilles, et je marche dans l’autre direction — il y a le côté de l’océan, et puis le côté de l’estuaire — je m’écarte du chemin, je m’avance dans le bois, et je les offre à l’humus, sous un tas de feuilles. C’est la seconde promenade, un peu plus longue. Dans cette direction, il y a un pont que je n’ai pas franchi. Il enjambe ce fleuve énorme, si large qu’on croirait l’océan. Il faut dire que l’océan, chez nous, n’est pas infini : notre plage borde le pertuis, une bande d’eau étroite dont l’île d’Oléron bouche l’horizon. Victor Hugo a décrit notre presqu’île. Il a tout décrit. Chaque fois que je vais quelque part, Victor Hugo est venu avant moi. Je crois qu’il n’a pas trop aimé son séjour ici. Il écrit : « La tristesse croît à chaque pas que vous faites. » Et puis : « Le pertuis de Maumusson est un des nombrils de la mer. Les eaux de la Seudre, les eaux de la Gironde, les grands courants de l’Océan, les petits courants de l’extrémité méridionale de l’île pèsent là à la fois de quatre points différents sur les sables mouvants que la mer a entassés sur la côte et font de cette masse un tourbillon.1 » La Seudre est le fleuve dont je parlais, bien plus large que la Seine à Paris, que la Loire à Nantes. Et bordé de marais, avec ça, si bien qu’on distingue mal ses contours : les limites de la terre et de l’eau sont floues. Il faudrait s’écarter de la route, s’enfoncer dans les chemins, tâter du bout du pied, faire plotch-plotch et tomber dans un fossé. Ça ressemble à du sol parce que c’est hérissé d’herbe verte, mais ne vous y fiez pas, ça ne tient sur rien du tout. Je me souviens du marais vendéen — au dessin plus monotone que le puzzle que je devine ici — parce que c’est le seul marais où je me suis promené, mais aussi parce que j’y avais un rituel, une promenade dont celle d’aujourd’hui est un avatar, une variante. J’étais à Luçon pour écrire ; je sortais pour me laver les yeux de mon écran, et les idées de mon roman ; je suivais le chemin derrière ma maison ; je pénétrais le marais communal qui était le territoire des vaches. Ici, la situation se répète. Je suis seul toute la journée pour écrire. Je sors pour m’aérer le ciboulot. L’horizon et le vent me lèchent les neurones. Dehors, quasi personne. Quelques vieux avec des chiens. Peut-être des patients de Pierre. Une route qui devient un chemin. Les oiseaux à longues pattes emmanchés d’un long cou. Mais pas de grosses bêtes en vue : veau, vache, cochon ? On élève plutôt des mollusques bivalves, qui seront mangés vivants avec une goutte de citron. Je n’en ai pas vu, mais on me l’a dit. Pour l’instant, je n’ai presqu’rien vu de la presqu’île. Je n’ai pas quitté Ronce-les-Bains. Tu n’as rien vu à La Tremblade, comme dirait l’autre. À Arvert non plus. À Marennes encore moins.

Ici j’écris L’ami oublié. Depuis le temps que j’en parle. Je parle de Jean Vaudal sur mon blog depuis mille ans, c’est-à-dire sept. Sept ans ! que je me promets de transformer mes recherches en quelque chose de littéraire. Je l’ai promis aussi au Département pour ma résidence à Villetaneuse. J’écris des notes d’intention pour un livre que j’écrirai. J’écris que j’écrirai. Bien que mes bricolages ne ressemblent toujours pas à un livre, je considère que je tiens ma promesse, parce que je travaille. Je poursuis mes recherches, je dessine des schémas avec des bulles et des lignes, où chaque ligne est une relation que je voudrais décrire, une sorte de galaxie de personnages, une constellation ou une toile d’araignée, je jette des tentacules qui sont autant de pistes à explorer, mais les araignées ont-elles des tentacules ? Je pourrais dire : « un réseau », comme on parle de réseau d’amitié ou d’un réseau de Résistance. À force d’annoncer ce projet qui change de forme constamment, je crains de devenir cet homme qui répondra à tout le monde : « J’écris L’ami oublié », comme l’autre avec son « J’écris Paludes » (la proximité des marais encourage cette connexion). Je feuilletonne, je feuilletonne. Et j’ai écrit le troisième épisode dudit feuilleton, hier, aussitôt mis en ligne sur Remue.net grâce au pouvoir d’administrateur de ma rubrique conféré par Patrick. Voilà à quoi j’ai passé mon troisième jour.

Notre maisonnette est parfaite. D’autres résidences, officiellement dédiées à l’écriture, étaient moins bien pourvues. Dans l’une de mes maisons à Luçon (la première, qui était beaucoup trop grande pour moi), j’avais quatre chambres et un canapé monumental, mais il me manquait la petite table que j’aurais voulu loger sous la fenêtre, dans ma chambre. À Montauban j’avais cette chambre idéale qui était aussi un bureau. Le salon, je n’ai jamais su comment l’utiliser. Je vivais dans une pièce unique. Un lit, une table et une fenêtre. Le reste est un luxe. Pour Pierre, même la table est un luxe. À Paris, dans la chambre, il n’utilise jamais mon bureau. Ici, la propriétaire a commencé par s’excuser pour la petitesse du lieu. Sait-elle que nous cohabitons dans une chambre de sept mètres carrés, d’habitude ? Nos habitudes sont chamboulées. Pas tellement par la taille du logement, donc, bien que celui-ci soit deux fois, peut-être trois fois plus grand que notre cabane parisienne, mais par une sorte d’inversion de notre emploi du temps. Ce n’est pas une question d’espace, mais de temps. À Paris, nous passons ensemble le temps dévolu au travail, même si nous ne travaillons pas toujours, et nous nous séparons le soir. Ici, je travaille tant qu’il fait jour et que Pierre travaille aussi, dans cette maison juste à la bonne taille — si elle était plus grande, je me sentirais seul. Il me rejoint quand il est libre : mais c’est quoi, libre ? Nos jours à Paris sont plus libres que les soirées ici, qui passent si vite : l’enchaînement contraint de quelques heures, et puis ça recommence, il faut retourner au boulot. Ça s’appelle une routine. La plupart des gens vivent ainsi, je crois. Ça ne les rend pas forcément malheureux. Nous ne sommes pas malheureux. J’aime la routine, pourvu qu’elle change souvent. Celle-ci durera assez longtemps pour qu’on la vive à fond, dans la douceur d’une vie domestique et exotique à la fois, un quotidien laborieux au goût de vacances. Puis, on en aura fait le tour et on inventera autre chose.


1. Victor Hugo, le 8 septembre 1843, trois jours après la mort de sa fille Léopoldine qu’il n’apprendra que le 9 septembre, à Rochefort, en ouvrant un journal. J’ai écrit cette scène dans Rue des Batailles.

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