Et le double se dédouble

Je n’ai pas de raison de m’intéresser à cette famille. Ses membres ont vécu dans les quartiers de Paris que je n’aime pas : Monceau, les Ternes, Chaillot. Les parents sont professeurs de solfège et de chant ; moi, la musique, je n’y connais rien. La danse m’est étrangère ; il paraît que les théories du père sur le sujet ont influencé Isadora Duncan. Or, ce que je connais le mieux d’Isadora Duncan, j’ai honte de le dire, c’est sa mort. Et puis ceci : un jour, j’ai passé un concours administratif dans les bâtiments de l’ancienne école de danse d’Isadora Duncan, à Meudon (mais je n’ai pas eu le poste). Il existe donc deux chemins possibles pour relier ma personne et celle d’Isadora Duncan. Le premier : mon corps s’est trouvé dans ce pavillon de Bellevue, au même endroit que le sien cent aux plus tôt. Le second : nous avons entendu une émission sur elle à la radio, un matin, et soudain une voix a prononcé le nom de cette famille : « Delsarte ». J’ai dit à J.-E. : « C’est le Delsarte de la rue des Batailles. » C’est-à-dire : le professeur de musique dont je parle dans ma Lettre ouverte à celui qui ne voulait pas faire long feu.

Ce que je savais en écrivant la Lettre ouverte : mon aïeul Jules, avant de disparaître, a habité au numéro 1 de la rue des Batailles. Le témoin de son mariage est « artiste peintre », il s’appelle Adrien Delsarte et habite à la même adresse. Sur Gallica, je tombe sur le brevet d’un « piano à pédale chromatique » déposé par un certain « François Delsarte, rue des Batailles 1 ». Ce François Delsarte est prof de musique ; je vérifie les dates et je conclue : le jeune Adrien (le témoin de mariage de Jules) est son fils.

C’est une fraternité. Entre Jules et Adrien, c’est même plus que ça : ils ont terminé de grandir ensemble, ils sont à la vie, à la mort. Deux garçons qui se ressemblent, qui s’attirent et qui, ensemble, sont plus forts ; ils ne sont ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait des autres. Une histoire de miroir, encore : le reflet semblable et, à la fois, contraire. J’avais envie de ça : j’ai écrit ça.

J’ai repris mes recherches dans les archives. Jules et Adrien sont mes personnages, mais ils sont aussi des personnes réelles. Je me renseigne. Sur l’acte de mariage de mon ancêtre, Adrien était « artiste peintre » ; je fouille l’arbre généalogique. François Delsarte a eu sept enfants. Dans l’ordre : Henri, Gustave, Charles, Xavier, Marie-Anne, François, Marie-Madeleine. Oh ! Pas d’Adrien dans la liste ? Je cherche encore. Et je comprends : Gustave s’appelle « Gustave Adrien » et Charles s’appelle « Charles Louis Adrien ». Les voilà, les Adrien. Mais alors ? Ils sont deux ? Lequel est-il, l’Adrien de Jules ? Lequel des deux est mon personnage ? Autrement dit : lequel de ces deux Adrien est artiste peintre ? Je vérifie : Charles est horloger et Gustave est prof de musique, comme le père. Comment savoir lequel, à l’âge de vingt-six ans, a déclaré à l’état-civil, au mariage de son meilleur ami, qu’il était « artiste peintre » ? Une lubie… ou une erreur du fonctionnaire de la mairie. Je tombe sur des documents manuscrits concernant l’un, puis l’autre des deux frères ; presque toujours, c’est le prénom Adrien qui est donné en premier : « Adrien Gustave » ou « Adrien Charles ». Et les signatures au bas de la feuille, dans les deux cas : « A. Delsarte ». Tout pareil. Les deux frères ont quasiment le même âge. Ils se désignent du même prénom. Ça me semble fou. Ils sont un et deux, uniques et doubles. J’aime cette idée.

Je disais : c’est le récit d’une fraternité. Mon ancêtre Jules, le déjà-orphelin, le bientôt-disparu, rencontre Adrien : un frère, un double, un autre-soi-même. Mais soudain, le reflet dans le miroir se sépare à son tour, ou se multiplie. Jules contemple son double… et le double se dédouble. Ma documentation sur la rue des Batailles et sur ces familles se précise. En même temps que des doutes se dissipent, une complexité s’installe. Gustave le prof de musique ou Charles l’horloger : lequel est donc Adrien, l’artiste peintre ? J’en voulais un, j’en trouve deux. Pourquoi n’en choisir qu’un ?

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