Alors c’est à nouveau Nantes. Les étapes d’une dérive bourrée d’émotions qui ne s’émoussent pas, au contraire, puisque je les réactive à chaque passage. La mémoire ne s’impose pas magiquement, je l’enfle et la travaille. Inutile de répéter ici dans quels lieux je me reconnais : le parcours est presque identique, mais jamais tout à fait. Impossible de savoir lequel est achevé. Toutes les couches se valent : aucune ne vient supplanter les précédentes, « annuler et remplacer » les promenades et pèlerinages, errances et baguenaudes. Mon texte est pareil : il mute. J’ai commencé de l’écrire parce que Valentine & Lucie m’y invitaient (il est beaucoup question d’invitations dans cette histoire) : un récit destiné à la lecture orale, sur cette scène offerte par la Maison de la poésie. Pas question de faire notre promo en ouvrant au hasard un numéro de la revue : trouver une contribution mienne, par exemple dans « Grue » ou dans « Éponge », et gnagnagna, ennuyer le monde avec une voix monocorde. Les filles de Papier Machine sont des bosseuses, sous leurs airs taquins. Il s’agissait de concevoir un spectacle — je suis tenté de dire un pestacle tant je me suis amusé : nous étions des gosses dans cette chambre d’hôtel aux murs criards. J’ai saisi leur perche, qu’elles appelaient « porte-fenêtre » (le mot qui donnerait la couleur de cette soirée) et j’ai dit : « Saviez-vous que, longtemps, je me suis couché derrière une porte-fenêtre ? » — Évidemment non, elles l’ignoraient. Le mot est dans Terminus provisoire, figurez-vous. Alors c’est une variation sur le thème de. La chambre où j’ai grandi, le lieu de vie transitoire, l’attente. La banlieue comme adolescence. Ni la ville, ni la campagne. Ni l’enfance, ni l’âge adulte. L’entre-deux. La poule ou l’œuf ? L’invitation de Thierry pour « Perec 53 » m’a poussé à explorer ce champ dans notre livre à venir. L’invitation de Papier Machine m’encourage à creuser davantage. J’aime qu’on m’invite. Et soudain, Valentine & Lucie disent : « Ton texte irait bien dans le prochain numéro. » Mais je l’ai écrit pour ma voix. C’est différent. Alors je relis et remanie : voici la version qui devra être imprimée. Entretemps, je m’entraîne à lire haut, seul dans ma chambre, puis devant J.-E. : et je le retouche encore. Quelle version est la bonne ? Toutes. La matinée passe affalé sur un lit presque carré, réunion boulot avec les filles. Ce sont elles qui bossent, moi j’écoute. Il s’agit de son. Je connais peu ce langage. J’apprends. Je donne mon avis. Leslie me fait écouter des trucs. Quel son pour ouvrir ? pour fermer ? et au milieu, pour ponctuer ? La version finale, alors, pourrait être celle-ci, le soir, sur la scène du restaurant : les grincements et les pulsations lancés par Leslie, ma voix amplifié au micro, et mon inversion de deux phrases, ce glissement involontaire que moi seul ai remarqué — modification du texte, encore, mais parlerais-je ici d’une retouche ? Il faudrait ajouter : la lumière, la position de mon corps dessous, les gens autour. Et plus tard, bientôt, une autre version paraîtra, composée en petits caractères noirs, habillée d’un graphisme dont je n’ai pas idée, en couleurs sans doute, sur deux pages : ce texte sera-t-il plus définitif que les autres ? J’aime le savoir mutant. La veille, elles m’offraient cette histoire de pigeons publiée dans le numéro « Œuf » il y a mille ans, c’est-à-dire sept, dans leurs deux voix alternées et assortie d’une calligraphie gothique de Thierry (le typographe, pas l’éditeur) ; c’est encore mon texte, mais ô combien muté depuis les phrases alignées dans mon traitement de texte ; et je me souviens de sa forme dessinée, projetée fluo sur l’écran de la chapelle des Récollets en 2022, et de la musique avec ; encore un langage qui m’échappe et me ravit. Comment ne pas penser, en observant Leslie bidouiller sa console, au cadeau que m’ont fait Guilhem et Coralie avec Marin absent ? Deux matinées dans le studio de Radio Campus Paris pour assister au bricolage d’une créature née de mon texte, un feuilleton adapté des Présents, qui n’est ni tout à fait Les Présents ni tout à fait autre : cinq chapitres prélevés, raccourcis, quelques phrases ajoutées, des coutures joliment visibles, fluides et légères, ça glisse tout seul, résumé des épisodes précédents, générique, et tout et tout ? Joie de sentir Guilhem ému lorsqu’il lit les passages qui, lorsque je les écrivais, m’atteignaient mêmement : à quels souvenirs siens font-ils écho pour qu’il se trouve dans un état si proche du mien ? « Cadeau », disais-je, car cette empathie par la lecture reste invisible, d’habitude, et on me l’offre, à moi, sans emballage, sans ruban, sans chichis.
Étrange nuit. Je ne trouve pas le mot exact. Il faudrait développer, plutôt que de réduire à la seule étrangeté, mais je risquerais alors d’en dire trop. Ma pudeur, j’en fais mon affaire, mais il ne s’agit pas de la mienne. Il s’excusait — mais de quoi ? Ce qu’il disait ne me choquait pas, ne me gênait même pas. C’est moi qui craignais de déranger, d’être de trop : je n’étais pas sûr que ses propos s’adressaient à moi ; ils devaient se déverser, et j’étais présent. Laquelle de nos deux pudeurs était atteinte ? J’étais triste pour lui, voilà, c’est tout — et profondément. Je sentais dans ses paroles un miroir-gouffre, au bord duquel je me tiens parfois ; je m’y penche sans y tomber, tandis que lui plonge. Il m’a fait peur, voilà, c’est tout. Et lorsqu’il est apparu la nuit, c’était comme un rêve, mais je l’ai touché et il était réel. J’étais rassuré.
Que nous soyons logés à l’Ibis de la gare, anciennement Hôtel de la Vendée, était-ce bien utile ? Comme si je ne pensais pas déjà à lui tout le temps, quand je suis ici. Nous habitons ensemble les rues de Nantes, la mémoire de nos corps. Nous n’y avons jamais passé la nuit. Eh bien, voici : je dors dans cette chambre munie d’un balcon, sur lequel sont fixées les lettres métalliques du mot « Vendée » dans un style Art Déco tardif — j’aime le D anguleux, le E en escalier, la traverse courte du N. Mon lit est immense et j’y suis seul. Bien rare que j’occupe seul un lit. Plaisir de cette rareté. Et puis : je suis épuisé. Nous avons certes travaillé, mais surtout : j’ai rencontré du monde, et c’est ça qui me pompe (bellement, je vous assure) l’énergie dont je dispose. Disposez-en, vous aussi, tant que nous sommes ensemble : ce partage me fait un bien fou. Prenez donc. Puis, vidé, je m’endors. Alors, après déjeuner, lorsque qu’Ewen que propose qu’on retrouve Guillaume et son ami (ou son amie, je ne sais plus), je dis : « Merci mais non. » Aucun doute qu’il ou elle m’aurait plu. Mais je sature. Une nouvelle tête, encore ? Soit je m’écroule (mais j’espère garder quelques grammes de tonus pour ce soir), soit je passe du côté obscur : du côté mondain. Ça consisterait à aligner des amabilités en surface, à glisser sur la carapace d’une personne inconnue, puis à la quitter intact. Intact : intouché. Si rien de ce que nous faisons ensemble ne me touche, à quoi bon cohabiter dans un même espace, vous et moi, pendant ces minutes que nous partageons ? Ce ne serait pas une rencontre. Et si nous nous touchons, alors je vous quitte un peu différent de l’état où vous m’avez trouvé. Presque rien, oh, mais ce presque ce n’est pas rien, et ça me passionne, et ça me nourrit, mais, oh, ça ne peut pas se faire tous les jours, dix fois par jour. Laissez-moi souffler. Alors cette expo de Pierrick Sorin au musée (où je ne tomberai pas, cette fois, sur celui que je finirai bien par rencontrer en vrai, un jour), je suis content qu’on y aille ensemble, oui, mais pas mécontent qu’on s’y sépare. J’erre seul dans les couloirs quasi déserts. Je reste sur un banc, longtemps, dans la chapelle où dansent de joyeux fantômes colorés, mouvement perpétuel des hologrammes. Ils tournent en boucle. Je regarde ça sans savoir ce que ça produit sur moi. C’est là et ça me plaît. Le premier jour à Nantes, c’est-à-dire il y a deux jours (ce séjour me semble compter triple), j’ai traîné par les rues, hésitant à contacter l’une ou l’autre des personnes qui, quelquefois, m’ont tenu compagnie dans cette ville, avant de gagner le Lieu Unique où je trouverais les copines, et où j’espérais faire un photomaton comme il y a deux ans (l’une des quatre poses d’alors est devenue portrait d’auteur, dans le programme de la Maison de la poésie, afin de boucler la boucle). J’ai marché sous la bruine, j’ai longé les murs, je me suis posé en terrasse sur le quai de Versailles et j’ai ouvert un bouquin. On ne va pas se mentir : je me suis ennuyé un peu. Exprès. Pour créer le contraste avec les heures à venir.