Choisir entre la vitesse et la lenteur

D’habitude, Nantes est une escale. Non, ce n’est pas vrai ; je suis déjà venu à Nantes sans aller au-delà ; deux fois ; il n’y a donc pas d’habitude. C’est plutôt un rituel. Avec Axel, j’ose le mot « pèlerinage ». Il regrette de me quitter pour travailler, au lieu de passer avec moi ces deux dernières heures de soleil ; je lui réponds qu’un brin de solitude ne me nuira pas pour terminer ce séjour si dense, et j’ajoute : « J’ai un pèlerinage à faire avant de partir. » La place Graslin, le Katorza, la rue Scribe — Juline qui me lit sait pourquoi. Sans tristesse, j’y passe chaque fois. Non, cela non plus n’est pas vrai ; en décembre dernier, mon escale était trop brève, je ne suis pas allé jusque-là, j’avais une heure à peine, je me suis contenté du château. Ces correspondances sont toujours le préambule de mes parenthèses avec W. (ou leur conclusion) ; mais cette fois je ne vais pas chez lui. Il y a cinq ans, nous nous séparions une première fois, rue Scribe, heureux comme deux gosses qui vivent intensément, nous nous doutions que la fin n’était que provisoire. Nous ne doutions de rien. Nous ne nous promettions rien non plus. Nous étions pleinement présents, en corps et en pensée, dans cette pizzeria de la rue Scribe, face au mur du Katorza qui clamait : « Vouloir le bonheur, c’est déjà le bonheur. » Je suis tenté de faire une photo de ces mots, comme à chaque visite, mais aujourd’hui ils sont alourdis d’un graffiti qui me déplaît. Alors j’observe, je pense, et je tourne le dos. Katorza, vu. Étape suivante. Le dernier lieu est l’hôtel où nous avions dormi — et ici ce « nous » n’est plus « lui et moi », mais Juline, notre mère et moi. Trois ans plus tôt, il y a plus de sept ans, une chambre pour trois, j’avais emporté La forme d’une ville pour le lire avant d’éteindre la lumière. Et soudain j’hésite. Je n’identifie pas l’immeuble avec certitude, comment est-ce possible ? On a retiré l’enseigne et toute la devanture, on a démoli l’intérieur, on rénove l’hôtel de fond en comble, c’est-à-dire qu’on détruit le décor que j’ai connu. Il n’avait aucun intérêt, ce décor, mais c’était le nôtre. Qu’il disparaisse ! je n’en ai pas besoin ; la rue Scribe est assez. Les détails sont nécessaires, mais quelques-uns me suffisent. Ils sont des prétextes, des points d’accroche, comme les particules de poussière sur lesquels l’eau glacée se cristallise ; le cœur invisible sur lequel une étoile se développe ; que ce noyau soit beau ou laid, à la fin c’est le flocon seul qui compte.

Cette fois, Nantes est le but du voyage. Je vais jusqu’au bout, et je n’irai pas plus loin. Je l’assure devant mes interrogateurs : ils sont deux. Ils me demandent si l’allure du train me convient. Je réponds que je ne suis pas pressé. Quatre heures au lieu de deux ne me dérangent pas. Puis j’affirme qu’il est formidable de pouvoir choisir entre la vitesse et la lenteur, à condition d’avoir vraiment le choix, mais ce train est clairement pour les pauvres tandis que le TGV est un privilège de riches. Je suppose qu’ils couperont cette partie au montage. À Nantes je reçois des messages : des gens m’ont vu au journal télévisé pendant que je croquais, au Jardin des Plantes, une fougasse achetée rue Joffre. Un message parmi ceux-là me touche. Il m’atteint en plein musée des Beaux-arts, dans une galerie de peintures bizarres, surtout cette scène de carnaval où un chat emmailloté est nourri à la petite cuillère ; je sors mon téléphone pour une photo ; je lis le texto signé de J. qui est une amie de ma mère. Elle m’envoie une photo de moi, prise sur l’écran de sa télé. Je suis heureux quand elle pense à moi, car cela veut dire, d’abord, qu’elle pense à ma mère. Plus tard, c’est une grande salle claire, des tableaux d’histoire, des soldats bleu-blanc-rouge et des naufrages spectaculaires ; et ce garçon qui vient, soudain. Je découvre sa silhouette, sa démarche. Désormais je connais sa voix. J’ai vu une photo de lui, deux peut-être, il y a des mois. Je dirais : un an et demi. Je le connais surtout par les mots, le regard, les sentiments de l’un, puis de l’autre, car tous les deux me parlent du même. M’a-t-il vu, lui ? M’a-t-il reconnu ? Je l’observe une minute. Je souris. Je m’éclipse. Pour nous connaître, nous créerons un jour une meilleure occasion. « Nous créerons » : dans ce « nous », incluons qui nous voulons : lui, et moi, et lui aussi, et autant de « lui » que désiré. Je n’avais jamais vu ce musée. Une visite de reconnaissance en guise d’aperçu, et je file déjà, car j’ai rendez-vous avec François. Ce voyage se goupille à merveille. Je me demande lequel, de François ou de moi, parlera le premier de W. : eh bien c’est lui, et je suis heureux d’enchérir. En vérité nous parlons surtout de Perec, mais seulement après que Thierry nous a rejoints, puis que j’ai rencontré l’autre Thierry, ainsi que le libraire qui nous accueille pour cette soirée. C’est pour Perec que je suis à Nantes. Nous fêtons ici la parution des quatre premiers titres de la collection : les Cinquante choses de Perec et Bens, le Trajet de Thierry l’éditeur, le Permutation de Thierry le typographe, L’Espace de François. Le libraire me propose le micro. Je dis oui. Je dis toujours oui — comme j’ai dit oui aux deux gars de la télé, dans le train. J’explique aux gens comment, lorsque j’ai rencontré Thierry, le nom de sa maison d’édition a agi sur moi à la façon d’un mot de passe : L’Œil ébloui est le titre de ce livre préfacé par Perec que je n’ai jamais rangé dans ma bibliothèque depuis que J.-E. me l’a offert, qui reste perché au-dessus des autres, en exposition. J’ai partagé au micro quelques bribes de ma relation à Perec. Puis Thierry, avec délicatesse, a précisé le titre de mon livre à paraître : Terminus provisoire. J’avais oublié de le dire. J’ai repris le micro plus tard, après que François a souligné que Perec accordait à « la campagne » une place riquiqui dans Espèces d’espaces, reflet de la manière dont les Parisiens voient la cambrousse : j’ai signalé quant à moi qu’un chapitre entier manquait à ce livre en forme de cercles concentriques : entre « la ville » et « la campagne », il devrait y avoir « la banlieue », zone tampon négligée et pourtant considérable, totalement absente de notre livre fétiche. Terminus provisoire est le désir d’explorer cet espace où j’ai vécu vingt ans.

Thierry m’annonce qu’il y aura peu de retouches. Le boulot sur ce manuscrit sera rapide. Ça tombe bien, lui dis-je, car un gros morceau m’attend ensuite. Quand je vais détricoter Rue des Batailles, oh, le bazar va m’occuper un moment. Le moment que nous passons ce matin, au premier étage du café donnant sur la ligne de tram — et donc sur l’absence de fleuve, sur le souvenir de l’eau qu’on a escamotée au siècle dernier — ce moment est professionnel (on relit le texte ensemble, crayon à la main), mais pas seulement. Travailler en amitié : voilà qui est doux, et fort. Ça va rouler tout seul. Encore deux heures de soleil, mon pèlerinage donc, puis une glace, quelques détours, et voilà : je reprends le train. Quatre heures de nouveau en sens inverse. Je quitte Nantes, je longe la Loire jusqu’à Orléans, puis la Seine à partir de Juvisy. Aucun train n’a jamais traversé Paris : au bout de la ligne on s’arrête, c’est chez moi. Terminus Paris, le terminus absolu.

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3 commentaires

  1. (bizarre, à te relire, que moi non plus je n’ai jamais «rangé» L’Œil ébloui, ni parmi les autres Perec, ni dans mon rayon de livres photos, et laissé pareil perché derrière mon bureau)

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