Tenir en attendant quoi ?

Jeter ce bazar, au milieu du potimarron, que je ne peux pas mettre dans ma tambouille ? Je dis à J.-E. que c’est trop bête et que je vais désormais garder les graines. Je les nettoie, je les fais sécher. Je les ferai griller. Ça prend un temps fou et ça m’occupe les mains. Du même coup, ça m’occupe la tête : l’une et les autres sont connectées par les nerfs, la moelle épinière, le cerveau. Je pense moins quand je fais des trucs concrets. Dans un moment comme celui-ci, où je ne fais pas grand-chose de bien avec ma tête, ne serait-il pas temps de scier la planche de pin achetée il y a six mois, pour ajouter un étage à ma bibliothèque ? Les graines de potimarron sur une assiette, puis versées dans un bol : J.-E. dit qu’elles ressemblent à des pièces d’or. Est-ce que ça nous rend heureux ? Non. Mais c’est du plaisir : ça nous fait tenir. Tenir en attendant quoi ?

Je ne souffre pas tellement du confinement. Je veux dire : ce n’est pas le pire. Je reste dans ma grotte à travailler. Et je vais au lycée à pied : ça me promène. Le confinement n’est pas le problème en soi : il est le symptôme d’un mal plus grave. Le soubresaut d’une époque malade, que je déteste plus chaque jour. À d’autres époques de ma vie, j’ai pris des décisions pour aller mieux : j’ai fichu le camp d’un boulot toxique, je me suis rapproché de personnes précieuses. Mais aujourd’hui, je n’ai aucune prise sur ce qui me fait du mal : les choses que je pourrais changer concernant l’organisation de ma vie. Or, j’aime ma vie telle qu’elle est, tandis que le monde autour, non. Alors, que faire ? M’habituer à cette impuissance et tenir solidement ma route. « Tu sais ce que tu dois faire, alors continue » : c’est G. qui me donne ce conseil. Il me dit aussi : « Pense au jeune mec de dix-sept ans qui n’allait pas bien, mais qui écrivait. Tu lui dois ça. » Il parle de mon journal d’adolescent. Je lui réponds que ce jeune mec écrivait pour tenir : pour donner un sens aux jours vides en attendant les beaux jours. Il croyait que quelque chose adviendrait. Mais les jours meilleurs sont-ils encore devant nous ? J’écrivais avec espoir, j’écrivais pour grandir. Aujourd’hui, ma vie me plaît, c’est le monde qui s’abîme. Alors, écrire pour quoi ? Il faut trouver d’autres raisons de continuer. « Et si c’était ça, être adulte ? » me demande G. ; je crois qu’il a raison.

Choses qui me font plaisir : aller au lycée. Ils ne sont que trois dans la classe, à cause des demi-groupes qui ressemblent à des demi-quarts de groupe. Quel luxe ! Je donne à chaque élève un petit carnet qui tiendrait dans leur poche : j’aimerais qu’ils écrivent dedans pendant les semaines où nous ne nous verrons pas. Qu’ils notent les idées qui leur passent par la tête quand il passeront le nez dehors ; les choses qui passent devant leurs yeux quand ils passeront du temps à la fenêtre. Je leur lis Henri Calet : les premières pages de De ma lucarne. Il y décrit avec lyrisme son Paris tant aimé : celui des gens. Puis, il dit son plaisir d’être reclus chez lui, en retraite d’un monde qui a cessé de palpiter. C’est ironique. Ça résonne avec aujourd’hui. J’explique mon projet aux élèves. Au lieu de la sortie que nous devions faire dans le quartier, chacun écrira depuis chez soi, à sa fenêtre — « de sa lucarne ». Je leur propose de commencer tout de suite, pendant les dix minutes qui nous séparent encore de la sonnerie : décrire un élément du paysage extérieur qui pourrait résonner avec leur état d’esprit. Sous les fenêtres du lycée, les tombes du Père-Lachaise et les feuilles mortes. Je demande aux élèves ce qu’ils voient. L’une dit : « Un arc-en-ciel dans le ciel gris. » Je me retourne, je regarde au-dehors. Elle a raison. Il y a ça aussi.

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