« Si Paris est un village, alors Le Havre, c’est quoi ? » Je pose cette question à S. au matin, après que j’ai rencontré, la nuit, une relation à lui : un gars du Havre à qui j’ai demandé bêtement : « Tu connais S. ? » Il a répondu oui et m’a donné les prénoms de ses amis : « Là-bas, tout le monde se connaît. » Mais à Paris aussi. Ce soir nous sommes dans mon bar préféré où lui vient pour la première fois : il accompagne son coloc que j’ai déjà croisé, une fois, l’année dernière, à l’anniversaire d’H., et que j’ai reconnu récemment sur une peinture de Loïc parce qu’ils sont amis : Loïc ne peint les portraits que des gens qu’il aime. Je crois. Si j’ai bien compris. Mais je connais peu Loïc. On s’est rencontrés il y a trois semaines par l’intermédiaire de Pierre, ces doux jours où Pierre vivait chez moi : alors que nous ne passions pas cet après-midi ensemble (envie d’une bulle avec J.-E.), nous sommes tombés sur lui dans un café de la rue de Chanzy où nous n’allons jamais ; il était attablé avec un inconnu ; c’était Loïc ; les deux gars sont devenus quatre et (c’est le moins qu’on puisse dire) le courant est passé. Il y a quelques jours, j’ai proposé à Loïc de m’accompagner au vernissage de B. croisé le dimanche précédent au Palais de Tokyo (où je zonais avec J.-E. et Maël), il a dit oui, suivi des deux points et de la parenthèse qui dessinent un sourire, alors nous voici ce mercredi dans la boutique d’un fleuriste pour découvrir le livre de B., avant que Maël ne reparte de son côté ; alors Loïc et moi marchons du nôtre, car nous habitons dans la même direction. Nous passons devant sa porte : « Tu veux voir mes peintures ? » Bien sûr que je veux. Il précise : « Celles du salon. Ma chambre n’est pas visible. » Ce n’est donc pas un piège. Et j’aime ce qu’il me montre. Portraits partiels, cadrages de corps amis, grands morceaux de muscles roses et tendres. Une observation minutieuse et, parfois, une touche plus large : on n’oublie pas que c’est de la peinture, c’est-à-dire une pâte de couleur sur un support rectangulaire — ici, un panneau de contreplaqué. Et les fonds d’or ou d’argent, la précision de l’artisan : la préciosité sans le tape-à-l’œil, cette délicatesse. Il me dit qu’il aime la peinture de Luke, vue au Duplex l’autre soir. Pour J.-E. et moi, c’était une évidence, dès les premiers gestes qu’il a décrits dans l’espace, devant nous : alors qu’il disait n’être pas danseur (pourquoi quelqu’un a-t-il posé cette question ?), nous avons trouvé sa présence belle, pas seulement parce qu’il est beau (bien qu’il le soit, on ne va pas se mentir), une façon de se mouvoir, une sorte de grâce un peu étrange, décalée, posée là comme venue d’ailleurs, mais sans affectation : il semblait ainsi au naturel, ça nous frappait alors qu’on ne le connaissait pas, et ce sentiment-là nous a connectés à Luke silencieusement, chacun dans notre tête, si bien que nous avons voulu que les deux se rencontrent. Luke expose des portraits que nous aimons déjà : des corps et des visages imaginés, recomposés d’après des images glanées : saisis dans des positions compliquées : croisements, courbures, torsions des torses et des membres. Mais on n’y sent aucune tension, aucun effort ; ce n’est la démonstration ni d’une virtuosité gymnaste, ni d’un tourment douloureux. Au contraire. De la douceur. Des courbes délicates. En contrepoint de cette série, en parallèle ou en écho, un pan tout neuf de sa création : des empilements d’objets. Là non plus, il ne faut pas attendre le spectaculaire d’une pyramide impossible : pas de performance, pas d’esbroufe. Et pourtant les meubles, les vases, les pots, les rondes céramiques (précision des ellipses) reposent les un·es sur les autres dans un équilibre précaire, voire irréaliste. C’est peint avec la rigueur qu’on espère d’un minutieux designer (les objets sont doux au toucher, soyeux sous la lumière pâle), mais la répartition des forces est utopique : clairement, ça ne tient pas debout. L’agencement ne fonctionne que dans un monde parallèle, celui de Luke, obéissant à d’autres règles que celles du commun. Si ses logiques nous échappent, elles nous charment toujours. Sa belle étrangeté nous apprivoise, nous enveloppe, et soudain nous baignons dedans : ça y est, on n’y pense plus. Le bizarre est parti, seule la douceur reste.
Voici de quoi ma vie est faite, plus que jamais : des gens apparaissent et grossissent les rangs du village. Ce même soir, il y a aussi F. qui passe le plus clair de son temps à dire des bêtises avec J.-E. : je me doutais qu’ils seraient ce genre de larrons, les deux. J’avais senti leurs atomes, la veille, c’est-à-dire vendredi soir à la librairie de Paris où nous venions entendre Maël invité à lire un poème : j’étais au premier rang avec lui et Baptiste, et J.-E. derrière nous, et à ma gauche s’est faufilé F. : « Tiens, ça me fait plaisir » — puis : « Toi aussi tu vas lire ? » Il me regarde avec des yeux ronds : « Non, non, je ne fais pas ça. » Pourtant je sais qu’il écrit. Il nous l’a dit lorsque nous nous sommes connus au bar, toujours le même bar. Ici, c’est une scène ouverte : dans le public, des poètes attendent leur tour pour passer au micro ; et des amis, certes écrivains, mais qui préfèrent ne pas. La fois d’avant nous écoutions Baptiste, ce soir il écoute silencieux. Moi pareil. Mais F. soudain se lève : une impulsion. Il me dit : « Finalement ! » et prend le micro. Il lit un poème sur son téléphone en précisant : « C’est la première fois. » Beau d’assister à ça. Beau d’entendre, aussi, au moment de se séparer : « Si vous faites un truc demain, dites-moi. » Pourquoi diable les gens veulent-ils nous revoir ? Le lendemain donc, on réunit la troupe au bar, entourée des peintures de Luke. On pourrait être plus nombreux encore : il y a un noyau, et combien de satellites ? On observe les connexions : qui prolongera la soirée dans un autre lieu, sans nous ; qui invitera qui à une prochaine fois ; qui deviendra ami de qui ; qui s’éloignera. Longtemps que nous n’avons pas vu T. et c’est dommage, car cette expo serait l’occasion rêvée : J.-E. l’y a convié, T. n’était pas libre. Mais le lendemain, c’est dimanche et nous traînons dans une région excentrée de notre village, prétexte à allonger nos jambes, le canal, la rotonde, puis cette grande halle aux courants d’air, à l’heure où la pluie tombe : et qui voici, comme si de rien ? Ce T. que nous avions envie de voir, attablé avec un autre, portant casquette identiquement et boucle à l’oreille droite, jolis jumeaux en goguette. On leur tombe dessus : « Toi enfin ! nous te cherchions partout. » Il entre dans le jeu. Il faut dire que T., avant que nous nous fixions des rendez-vous en bonne et due forme, était d’abord ce type que je rencontrais par coïncidence au coin de mes rues : « N’es-tu pas T. qui hante mon quartier ? » C’était lui, bien sûr. Qui passait furtivement. Si Paris est un village, alors notre petit monde, c’est quoi ?