Je n’ai rien vu à Nantes : je n’ai pas vu des choses, j’ai vu des gens. En sortant de la gare, je traverse le Jardin des Plantes. Je voudrais que cela devienne un rituel. Devant le château, je photographie la duchesse Anne pour l’envoyer à J.-E. : une façon de lui dire : « Je suis bien arrivé. » Quelqu’un me dit : « En vrai, elle faisait un mètre quarante-trois. » Je regarde le gars assis sur le banc, puis je regarde Anne (en statue, sa tête est plus haute que la mienne). Je demande au gars comment il sait ça. Il le sait, c’est tout. Il me répète ce chiffre (la taille de la dame), puis il m’en donne d’autres (la taille de son père, feu son père). Il parle de sa famille, il parle d’aventures amoureuses, il parle de sa maladie à lui. Il ne me faut pas cinq minutes pour livrer, à mon tour, un petit bout de ma vie, prononçant même les mots : « ma mère ». Je sortais du Jardin des Plantes, forcément : à qui d’autre pouvais-je penser ? La duchesse Anne n’est pas une statue, c’est une femme d’un mètre quarante-trois qui a vécu il y a longtemps : un homme vivant me rappelle cette évidence, puis nous convoquons ensemble d’autres vivants, d’autres morts. Je le quitte, je traverse la Loire, je vais chez B. pour le déjeuner.
Je n’ai été nulle part à Nantes : les autres sont venus à moi. Je n’avais jamais vu M. en dehors des écrans. Récemment, on s’est découvert un ami commun en la personne d’A. qui est nantais, et M. m’a dit : « Si tu viens à Nantes, on prend un verre tous les trois. » Quand j’ai décidé de venir à Nantes, j’ai écrit à M. pour lui dire qu’A. ne serait pas là, mais qu’on pourrait prendre un verre quand même. Il a choisi le lieu du rendez-vous. Alors j’ai écrit à S. (qui connaît aussi A. mais, moi, c’est par G. que je le connais) pour lui proposer qu’on se rencontre en vrai : « Tu me rejoins quand tu veux, je serai avec quelqu’un dans ce bar. » Il me répond qu’il adore cet endroit. Il ne dit rien à propos de M., puisque je n’ai pas dit avec qui je serais. Je n’ai pas cru utile, non plus, de dire à B. les noms de mes amis ; quand il nous rejoint, M. et moi, cela fait deux heures que nous parlons de la vie et de nos morts, d’écriture et des états seconds où elle nous plonge, à moins que ce soient ces états qui nous offrent les mots dont l’écriture est faite ; nous nous interrogeons sur la zone floue délimitant la mémoire (les faits avérés) de l’imaginaire (ou des images venues d’ailleurs, s’imposant à nous) et affirmons notre choix commun de l’indétermination. Je présente B. à M., et je comprends que B. a déjà vu M. quelque part : dans le monde réel ou sur un réseau virtuel ? Je choisis de garder floue cette frontière. Quand S. arrive, il est de nouveau inutile que je joue l’entremetteur : S. et M. se connaissent déjà, ils n’ont pas attendu qu’un Parisien débarque pour savoir que l’autre existe. Et B., qui était encore parisien il y a quelques mois, connaît S. aussi : ils reprennent aussitôt le fil d’une conversation démarrée en ligne. Plus tard, deux amis de S. s’installent : ils connaissent G. aussi, alors je pense : « C’est un village. » Mais le lendemain matin, en tête-à-tête avec T., quand je prononce le nom de M. et que T. me répond qu’ils se sont croisés souvent, il n’est plus question de village, mais plutôt d’un réseau de fils tendus dans toutes les directions — non pas d’une toile d’araignée, car ce tissage-là n’a pas d’architecte unique, ni de centre — des fils fragiles ou solides, qui portent le nom d’amitié, de curiosité mutuelle, d’estime lointaine et timide pour le travail de l’autre, de désir de connaître et de séduire — qui relient des personnes différentes, dont aucune ne fait partie de ma vie pour les mêmes raisons, dont aucune n’est arrivée là par les mêmes moyens. Il s’est passé ça, à Nantes, pendant les huit heures que j’ai passées sur la même chaise, à la terrasse du même bar. Puis il y a eu la traversée nocturne, la Loire silencieuse, et le besoin de confier à B. quelques unes des émotions qui m’agitaient. On ne peut pas tout mettre sur le compte de l’alcool : au petit déjeuner, quand il me demande si c’est à cause du bruit que j’ai mal dormi, je lui réponds que je n’ai rien entendu dehors, seulement dans ma tête.
Je n’ai rien vu à Nantes — je ne dis pas que j’ai vu personne. J’étais seul le temps d’une promenade et j’ai marché avec mes souvenirs. Les vivants et les morts. Peints sur le mur du cinéma, ces mots d’Agnès Varda ou de Jacques Demy, je ne sais plus (peut-être les deux ensemble) : « Vouloir le bonheur, c’est déjà le bonheur. » La phrase me plaît. Pourtant, je n’utilise jamais le mot de bonheur. Je parle souvent d’émotions. Je suis venu à Nantes pour elles. Peu importe le nom et l’histoire de ce cinéma, peu importe ce que les autres y ont vécu : pour moi, c’est l’endroit où j’ai vu un film avec ma mère et ma sœur, le soir de Noël, parce que nous avions notre chambre à l’hôtel d’en face. Ce cinéma n’est pas un assemblage de quatre murs, c’est un lieu où nous avons été naïfs, innocents, refusant encore de comprendre que cette joie partagée était le début d’une grande tristesse. Dans Le bonheur d’Agnès Varda, le personnage de François parle ainsi de la fidélité : « Quand j’aime, je ne sais pas m’arrêter. » Il continue : « C’est comme nos vieux, ils ne sont plus là, mais on continue de les aimer. » Dans la même rue, face au cinéma, un autre lieu, un autre voyage. Un souvenir heureux parce que ce moment, avant même qu’il se transforme en souvenir, avait voulu être heureux : c’était un moment de douce fiction, c’était un dîner pour fermer une parenthèse le plus doucement possible : de l’innocence encore (je ne dis pas : « de l’insouciance »), celle de sentiments entretenus comme une folie douce (il y a trois fois le mot de douceur dans cette phrase, mais quel autre utiliser ?). Dans Le bonheur1, François est amoureux de Thérèse. Il est heureux. Il rencontre Émilie et tombe amoureux d’elle. Il est encore plus heureux. Il dit à Thérèse : « Je ne vole pas pas notre bonheur pour le donner à Émilie, c’est un bonheur qui s’ajoute à un bonheur. » Il ne divise pas, il additionne. La taille de son cœur est augmentée. Il grandit. Il dit ça, François, avec la plus belle innocence du monde, car ses sentiments sont purs. Il voudrait n’abîmer personne, il voudrait ne faire que du bien. Il croit que le bonheur est contagieux et qu’il est impossible de faire du mal quand on aime. On ne sait pas s’il a raison, François, si ça fonctionne vraiment comme ça, ou si ce film est une fiction, une douce fiction, qui fait du bien parce que c’est bon d’être vivant, et qui fait mal quand la douceur s’effondre. Peut-être sommes-nous plus purs dans la fiction que dans la réalité — mais c’est quoi, la réalité ? Peut-on dire : « Je choisis de ne pas choisir » ? La statue de la duchesse Anne idéale est plus grande que la duchesse Anne véritable. Il est facile de ne pas les confondre. Le cœur de François, qui devient deux fois plus gros dans Le bonheur, quelle taille fait-il dans la réalité ?
1 Agnès Varda, Le bonheur
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