L’impression d’avoir répété ces mots mille fois sans me lasser : « Être de retour à Luçon, ce n’est pas seulement chouette, c’est important. » La première matinée, je n’ai rien de prévu : ma feuille de route est vide, tandis que celles de mes camarades de festival est chronométrée. Je ne rencontre ni élèves, ni lecteurs. Je marche dans les rues de Luçon — mais pas hors de la ville : je n’aurai pas le temps de revoir le communal. Reparcourir les mêmes rues, et je suis ému. Une phrase toute faite me traverse : « J’ai été heureux ici. » Je la relis mentalement : elle ne me convient pas. Le mot heureux m’ennuie, je n’arrive pas à m’identifier à lui. En vérité, je me suis emmerdé certains jours à Luçon (trois mois de résidence !), j’ai été frustré quelquefois (écrire un roman, bon, ce n’est pas serein), il m’est arrivé d’être triste — les grandes peines des premières fois. J’ai vécu : que dire de plus ? Il a été question de premières fois, oui : celles dont on se souvient toujours. C’est à Luçon que j’ai été présenté à des inconnu·es comme écrivain, car aucune autre activité ne pouvait plus me définir ; c’est à Luçon que j’ai commencé à travailler selon le rythme qui est désormais le mien (écrire beaucoup ; animer des ateliers souvent). Luçon n’est pas un épisode chouette de ma vie, c’est le début de quelque chose. Revenir trois ans plus tard, et dire aux murs de la ville (enceintes de pierre jaune dans la vieille ville, meulière de la maison que j’habitais alors, béton usé du château d’eau) : « Ce qui a eu lieu ici, entre vous, il y a trois ans, dure encore. » Et ça existe encore plus fort. Bien sûr, il y avait eu des rencontres — bien sûr, il y a eu une rencontre. Et cette phrase, prononcée à la fin de notre parenthèse : « Pourquoi est-ce que c’est toujours aussi bien ? » Celui qui me dit ça, il dit à sa manière, par ces mots : « Ça dure encore. » Il est question d’une intensité qui ne faiblit pas. Il y a eu des premières fois, ai-je dit, et celles-ci ne finissent pas, car je suis fidèle (à ceux que j’aime et qui m’aiment : rencontrer des lieux, des corps et des têtes, qui révèlent les émotions que j’avais déjà en moi, celles qui ne demandaient qu’à s’exprimer). Je suis fidèle aux premières fois, et je ne sais pas quitter : je reviens. Les fois suivantes s’ajoutent aux premières, comme autant de premières fois : aucune ne disparaît. Les couches se superposent, s’entre-pénètrent, trouvent des chemins inédits dans mes profondeurs. Je me connais mieux.
L’escale à Nantes, à l’aller et au retour. Ce n’est pas une routine, c’est un rituel. Je n’ai pas dit : un pèlerinage. Selon le temps dont je dispose, ce sera au minimum le tour du Jardin des Plantes (le salut aux bestioles qui le peuplent, les souvenirs). Plus loin, ce sera la rue Scribe, le Katorza, la place Graslin (les émotions épinglées sur les murs, mais pas comme on épingle des insectes morts sur une planche : les miens se débattent encore, palpitants, vifs).
Une apparition, sur le salon de Luçon : le petit garçon connu dans l’école de mes rêves, il y a trois ans, puis revu à Paris quelques mois plus tard. Il a grandi (moi pas). Je l’appelle par son prénom ; il s’étonne que je me souvienne de lui. S’étonne-t-il vraiment ? Il y a des mots qu’on prononce seulement pour le plaisir de leur sonorité : « Oh, tu te rappelles ? » Bien sûr que je me rappelle, mais c’est bon de poser la question et d’y répondre. Je dis : « J’espérais même que tu viendrais me voir. » Si je suis certes incapable de reconnaître tous les gens avec qui j’ai travaillé, j’ai toutefois la mémoire des rencontres vraies (c’est-à-dire : des fois où quelque chose se passe). Et je lui dis, ensuite, pour ne pas qu’il croit que je lui donne trop d’importance (il pourrait être gêné) : « Tu sais, j’étais dans un état spécial pendant ma résidence à Luçon, j’étais hypersensible, hyper disponible à toutes les ondes que je pourrais capter. » C’est vrai. Ça s’est passé comme ça. Et chaque étincelle a laissé une marque intacte sur la surface photosensible (moi).
Je ne connaissais personne parmi les vingt auteurs et autrices invités au salon. La crainte de rester intimidé : « Ils se connaîtront tous, car ils font le même métier, ils participent aux mêmes événements » — au Marché de la poésie, je connais des tas de gens qui me connaissent aussi, mais dans le petit monde des albums et de la BD pour enfants, arriverai-je à me faufiler ? — Oui, j’y arrive. Encore une fois : à Luçon ce sera une histoire de chaleur humaine. Peut-être ne vendrons-nous pas beaucoup de mes livres (tant pis), mais nous ferons connaissance. La camaraderie, le soir : un gars qui dit : « On a trouvé le meilleur bar de Luçon », et je suis jaloux, car c’est moi qui suis censé tout savoir sur cette ville, et y guider les nouveaux. Mais ce bar vient d’ouvrir : je le découvre en même temps que les autres. On y passe deux soirées, jusque tard. On boit et l’on parle pour n’être pas désœuvrés (rester seuls dans nos chambres d’hôtel, quelle tristesse) : les conversations qui ont lieu ici n’auront sans doute pas de suite ; certaines parenthèses ont le goût des rencontres de voyage, bavardages idiots et confidences imprévues, amitiés de colonies de vacances que je n’ai pas vécues, intenses quelquefois, intenses parce qu’on sait qu’elles ne dureront pas.
Avec lui. Nous savions, quand nous nous sommes rencontrés, que le temps serait bref. Pourtant, trois années ont passé. Un autre rituel (et pourtant le décor a changé plusieurs fois) : je ne réclame pas de voir la mer, mais il propose de m’y conduire. Faire un tour de reconnaissance : vérifier la permanence des lieux. La solidité du terrain où nous nous aventurons. Et puis, un nouvel endroit qu’il me montre, où nous mettons en terre de jeunes pousses qui grandiront — ceci n’est pas une métaphore, mais une parcelle de jardin au bord de la rivière : il me confie des outils et nous y travaillons une heure ou deux, retournons la terre en plein soleil. Je sens déjà que ça tire, dans mes pauvres muscles. Je fais violence à mes membres qui n’ont pas l’habitude — une fatigue qui me fera du bien, le soir, pour chasser l’autre lassitude, l’épuisement fade et mou des jours précédents, des heures d’attente au salon du livre (certes ponctuées d’apparitions, de sourires, de mots échangés comme des cadeaux), sous la lumière artificielle d’un parallélépipède de tôle (certes décoré avec enthousiasme, mais où l’on a chaud, où je marine un peu dans mon jus). M’aidant du pied, j’enfonce la pelle dans la terre dure, puis je brise les mottes avec le tranchant. Je me blesse à la main : une ampoule se forme et la peau se détache avant que je m’en aperçoive, entre le pouce et l’index, c’est à vif. Tu parles d’un travailleur : hors de ma tête (et de ce qui bat dans ma poitrine), mon corps ne sert pas beaucoup. Je passe ma blessure de guerre sous l’eau, je la lui montre, et il se souvient que j’en avais une identique, au même endroit, quand je l’ai connu : stigmate d’une autre tentative de labeur manuel. Il dit : « La boucle est bouclée. » C’est peut-être la fin d’un cycle, oui, mais alors je veux que les cycles se répètent.
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