J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés

Ça se passe aux confins — de Bagnolet, de Montreuil et de Paris. C’est le moment où, d’une enjambée, on quitte Bagnolet en imaginant trouver Montreuil parce que ce sont « les puces de Montreuil », mais sur ce trottoir-là (on marche à droite) c’est Paris. On n’y croit pas. Parce que derrière le grillage c’est la tranchée du périph’ et qu’on n’est pas du bon côté. Alors on croirait la banlieue, et c’est peut-être Paris, mais ce n’est ni l’une, ni l’autre : l’autoroute tranche la question comme elle tranche le paysage : on n’est ni ici, ni là. On n’est nulle part. D’ailleurs cette passerelle n’a pas de nom. Les lieux innommés sont rares. En ville, on saucissonne les rues pour multiplier les hommages ; on hisse des carrefours au rang de place pour leur coller une plaque. En pleine pampa, le moindre caillou touché un jour par une main humaine s’appelle ceci ou cela, et ça se transmet oralement pendant mille ans jusqu’au jour où l’ingénieur de l’IGN le fixe dans le marbre : un « lieu-dit ». Mais ici ce lieu n’est pas dit. Une volée d’escaliers et me voici suspendu dans la nuit — car il fait nuit — pas âme qui vive alentour — les âmes mortes je ne suis pas doué pour les voir — l’espace qui me contient, c’est la nuit, mais dessous c’est le flux des bagnoles — le bruit et la lumière — le périph’ est comme la Seine et les voies de chemin de fer, en tant qu’il nous montre l’horizon — solitude entre 23 heures et minuit à vue de nez — ah si, il y a un type à l’autre extrémité, qui marche dans le même sens que moi, mais lentement — un vieux — nous sommes deux — moi je marche vite parce qu’il fait très froid — j’ai la capuche sur les oreilles — un autre type à capuche s’avance, en sens inverse — nous sommes donc trois — il croise le monsieur, puis moi, puis disparaît — nous sommes deux. Quelques enjambées encore et le gouffre est franchi, retour sur la terre ferme, l’horizon s’étrécit, je m’engage dans ce qui n’est pas une rue, plutôt un chemin coincé entre les clôtures des terrains de sport, aucune habitation de part et d’autre. Un désert, en somme. Le monsieur à petite allure (celle d’un promeneur de chien, mais sans chien) perd du terrain. Je le dépasse. Une embardée : il sursaute. Je m’en veux. « Pardon, je vous ai fait peur. — Oui, j’ai cru que c’était le type qu’on vient de croiser qui revenait sur ses pas pour me suivre. — Eh bien non, c’était un autre. » Car c’était moi. Je le salue et je trace. Affabilité nécessaire pour ne pas paraître un loup, dans une de ces rares poches de solitude que ménage la ville dense : traîner ici se colore de louche. Et soudain le boulevard, devantures allumées, gens en mouvement, tramway idem, et le métro.

« J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés. » Toujours cette phrase d’Édouard Levé clignote en moi à la façon d’un néon triste : lueur inutile dans une nuit blafarde. Nous avons dîné plutôt que déjeuné. Il était, quoi ? vingt heures. L’heure où les restaurants sont pleins, d’ordinaire. Ici, toutes les tables étant désœuvrées, nous avons choisi la plus proche du radiateur. Une soupe de nouilles pour s’échauffer le corps — l’alcool avait commencé de se charger des esprits. Vraiment il faisait trop froid dans ce truc : une usine, un entrepôt, un de ces bâtiments désaffectés convertis en repaire pour jeunes gens arty. Ils vendent des bières, c’est cool, mais il fait deux degrés et il y a huit mètres sous plafond : chauffer ça ? vous n’y pensez pas. On a écouté deux, trois lectures, puis on s’est barrés, ça caillait trop : « On va trouver un resto dans les parages. » Quel optimisme. C’est l’unique restaurant de ce désert suburbain : pourquoi les animaux ne sont-ils pas tous agglutinés dans cet oasis ? Nous y sommes seuls, c’est-à-dire quatre avec le serveur. Nous sommes le paramètre qui change la donne : sans nous, c’était vide ; avec nous, c’est non-vide. Le silence disparaît. Nous parlons. Nous commentons les premières performances passées. Jugeons-nous ? Nous comparons. « Je ne ferais pas comme ça », dis-je au conditionnel. « Je ne ferai pas comme ça », dit Jérôme au futur. Car son tour viendra en fin de soirée. Le dixième ou douzième du programme. Voilà, nous sommes réchauffés, il est temps d’y retourner. C’est un hangar désaffecté, disais-je : un volume vidé de sa première substance. Dans ce vide on a mis des gens. Une personne est sur l’estrade, sous les projos : un·e artiste. Sa voix amplifiée par le micro porte davantage que les dizaines d’autres voix : le brouhaha surpassé par la lecture. Soudain c’est le tour de Jérôme. Il ne monte pas sur scène. Il monte sur un parpaing qu’il a trouvé quelque part. Juste son corps, pas de micro. Il dit tout haut : « Je suis Jérôme. » Et toutes les autres voix se taisent. Il dit tout bas quelque chose qu’on n’entend pas. Puis, tout haut encore : « J’ai quarante-quatre ans. » Puis on perçoit le mouvement de ses lèvres, un souffle ténu, un murmure. Des dizaines d’yeux et d’oreilles sont suspendus. On veut savoir. On comprend peu à peu qu’il s’agit d’un crescendo : intercalé entre deux formules clamées (je pense à nouveau à l’Autoportrait d’Édouard Levé), il répète ce refrain quasi tu, puis de plus en plus intelligible. Le son articulé nous parvient de mieux en mieux. Parfois il laisse couler quatre secondes, six peut-être. Cherche-t-il ses mots ? Et l’on trouve le silence, l’attention maximale de dizaines de sujets réunis, la tension maximale des corps vers un seul signal. C’est sans doute cela, l’unisson. Puis arrive l’inévitable : à un moment, c’est fini. Il dit merci. La bulle est percée, le bruit s’infiltre dedans, le silence meurt à nouveau. Je dis merci, à mon tour, car c’était beau. Jérôme maîtrise ce pouvoir : avec presque rien (avec lui et c’est tout), il modifie l’espace alentour. Il est la présence décisive : sans lui, c’est une soirée festive où l’on bavarde en écoutant distraitement les gens sur la scène ; avec lui, c’est un rituel. On n’est plus au même endroit. Une usine ou un bar ? Une fête ou une exhibition d’art ? Tout ça, et rien de tout ça. Un corps, un espace, une voix, le silence.

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