Ils sont du côté du manche

J’aurais pu lier les deux fragments juxtaposés : trouver un motif en guise de pivot. J’adore faire ça sur le blog. Mais cette fois je préfère les diviser nettement, sinon j’aurais l’impression de salir la première partie, que je désire la plus pure possible. Ne pas mêler la beauté de ces sentiments avec la peur et la colère que m’inspirent le climat dont je veux parler dans cette seconde partie. La transition était pourtant trouvée : atteindre un équilibre en littérature comme dans la danse, car les chapitres de Rue des Batailles que je relis ce matin mettent en scène François Delsarte, puis Isadora Duncan. J’y évoque la « danse libre » : il s’agit de « se laisser traverser ». Je sais écrire là-dessus, alors que je suis tellement coincé avec mon propre corps. Voilà la transition avec le billet précédent. J’aurais pu rapporter aussi la conversation avec les amis, au déjeuner du dimanche : je leur expliquais Rue des Batailles et pourquoi je m’y replonge ces jours-ci. Notre hôte collectionne les œuvres d’art ; pour nous, il exhibe espièglement une affiche lithographiée dont les dessins m’enchantent, les lettrages parfaits, les couleurs vives ; c’est pourtant une image de propagande vichyste. Alors on ironise. On sait qu’on peut se le permettre. On est entre nous. Mais avec d’autres ? Je lui raconte ma visite récente d’une boutique d’antiquités avec P. à Avignon : dans ce luxueux bric-à-brac, quelques dizaines de livres : Céline, Drieu, Rebatet, Maurras, Brasillach, Daudet. J’avais dit à P. : « Surtout n’achète rien à ce mec, et fuyons », mais P. ignorait ces références, alors je les lui ai expliquées : « Un libraire qui ne vend que des fachos sans exception… Un ou deux pourquoi pas, si c’est de la bonne littérature, ça peut se défendre… encore que… Mais quand c’est l’intégralité de sa bibliothèque… le message est clair ! » Je rapportais donc l’anecdote en tâchant de sourire. J’affirmais que ces grands hommes revenaient à la mode. Mais la scène se passait chez un antiquaire croulant, un vieillard amateur de vieilleries : alors bon ! on se rassure : il a déjà un pied dans la tombe. Bientôt le bon débarras. Mais demain, qui pour le remplacer ? C’est là que je veux en venir : ma rencontre du lendemain, au café. Le lieu s’appelle « 18B » comme « 18 Brumaire », parce qu’il est situé sur la place Napoléon : la référence est du meilleur goût pour commémorer le coup d’état, l’enterrement de la République, le couperet tombé sur l’utopie révolutionnaire déjà moribonde… mais Rue des Batailles commence avec l’épopée napoléonienne, alors pourquoi pas. J’y rouvre mon manuscrit, décidé à le relire, armé de mon feutre comme l’autre de son sabre, lorsque quatre garçons passent la porte. Ils ont une petite vingtaine. À peine. L’un porte sous le bras un code Dalloz débordant de post-its. Ils parlent d’un examen qu’ils viennent de subir : des étudiants en droit, évidemment. Bientôt les vacances. « On fait quoi ? — On pourrait partir, mais où ? — Pourquoi pas Rome ? Ce serait facile. — C’est cher, non ? — Je connais Machin qui y est allé pour rien : cinquante balles l’aller-retour en avion. — Oui, mais pour l’hébergement ? — En hiver ça coûte que dalle. Si on passe quatre jours là-bas, dans un monastère, on n’a qu’à demander au père Truc, il a des plans. — Oui mais les monastères c’est strict, ils vont nous faire chier. — On s’en fout, on se met les pieds sous la table et on change de lieu le lendemain. » Les bières arrivent (il est onze heures). J’écoute la suite. Ils se font passer un téléphone où tourne une vidéo, je ne vois pas l’image, mais leurs commentaires sont admiratifs : « C’est lui le mec qui a été blessé ? — C’est quoi comme arme ? — Je connais Bidule qui a tiré avec. — Le char, c’est le même que sur l’autre ? — C’est ouf quand même. — Non, c’est rien, c’est facile, nous aussi on saurait le faire, c’est une question d’entraînement. » Fin de la démonstration : les quatre mecs s’en vont. Dans mon for intérieur, j’essaie de plaisanter (l’ironie est une défense) : « Les petits blonds à nuque rasée, j’adore » — mais ça ne prend pas — je n’arrive pas à me convaincre — ni même à sourire — seule la tristesse m’accable — l’effroi aussi — car, en vérité, les bourgeois nazillons n’exercent aucun attrait sur moi, même au second degré — je me sens si loin des fantasmes de perversion — l’uniforme et les bottes — dévergonder le petit catholique crispé sur son Dalloz. Au contraire, je n’aime que les gentils ; je ne désire qu’avec empathie, lorsque je sens que l’autre est doué des mêmes qualités que j’espère posséder. Mieux encore : quand je pressens qu’il en serait doué davantage que moi. Alors que faire de ces quatre jeunes types ? Je repense à l’antiquaire de l’Action française qui sera bientôt mort ; mais qui lui succédera ? Quatre candidats de vingt ans pour le prix d’un vieux débris. Ils ont la vie devant eux. Ils ont un boulevard devant eux. Ils sont à la bonne place, ils sont du côté du manche et ils le savent. Le gouvernement ne fait plus semblant. Nous le savions, nous, les quelques-uns qui savions ; que la peste la plus vile se cachait déjà sous le costume bon-teint de la start-up nation ; il suffisait de presque rien pour que le masque tombe. Mais le masque ne trompait personne, hein ? Vous étiez vraiment si naïfs ? Il y a les gens qui votent à droite parce qu’ils sont racistes ; et il y a les gens qui votent à droite pour leur petit intérêt matériel, malgré le racisme intrinsèque de la droite. J’en connais. Ils ne sont pas racistes, oh non !… mais le racisme ne les choque pas. Ce n’est pas un critère de choix. Rien à foutre qu’on saccage la vie des autres, pourvu que leur petit confort reste sauf. Voici où nous en sommes : un pas a été franchi vers le pire, une marche décisive. Mais ça changera quoi à votre vie, à vous qui vivez tranquillement dans vos petits mondes blancs, vos appartements à crédit, vos vacances payées et vos avions low-cost ? Rien. Absolument rien. Ce sont les autres qui se prennent les coups. Quel bel avenir pour ces petits mecs de vingt ans : papa et maman leur paient de bonnes études, ils sortent contents de leur examen, bientôt ils seront diplômés, ils deviendront avocats peut-être, ou bien fonctionnaires, ou cadres dans une grosse boîte. Ils prendront les commandes de notre société. Et le dimanche, ils joueront aux petits miliciens avec les copains, avec la bénédiction de tous ceux qui ne sont pas racistes, oh non, mais qui n’en ont juste rien à foutre. Allez-y les gars, amusez-vous, les vannes sont ouvertes, ce serait dommage de vous priver : aujourd’hui est un grand jour, car vous pouvez faire vos saloperies sans vous salir, sans vous mouiller dans un groupuscule louche : l’époque se vit au grand jour, quelle chance, et c’est un gouvernement bien propre-sur-lui qui vous le dit : « la voie est libre. »

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