Toucher le squelette, ce serait tout changer

Vu son ascendance (le père, militaire à quatorze ans, s’instruit sur le tard et devient vétérinaire dans sa vingtaine) et le parcours de ses aînés (le frère Camille est professeur de chimie au lycée de Nancy ; la sœur Caroline sort de la Maison d’éducation de la Légion d’Honneur, elle deviendra institutrice, son témoin de mariage est professeur d’allemand au lycée de Tours et connaît Alfred de Falloux, le ministre de l’Instruction publique : c’est Wikipédia qui me l’apprend), autrement dit, vu que sa famille appartient à la minorité lettrée et diplômée, il me semble évident que Jules a fréquenté l’école aussi. En 1848, il a huit ans, il vit à Tours, alors je me plonge dans les plans, les listes. Il y a plusieurs écoles. Religieuse ou laïque. Je n’ai pas envie de l’inscrire chez les Frères. Je découvre une alternative : l’école « mutuelle ». Je comprends que cette pédagogie était réputée progressiste, car elle reposait sur la capacité des élèves à transmettre eux-mêmes leurs savoirs en s’instruisant mutuellement, les plus dégourdis servant de modèles aux plus lents. Ça a disparu, supplanté par l’enseignement dit simultané. L’école mutuelle de Tours était adossée au musée, derrière l’église Saint-Julien, en bord de Loire, au débouché du pont de pierre, sur le quai de la Révolution (anciennement : quai de Foire-le-Roi), avec vue sur le fleuve : ça me botte. Topez là, c’est ici que Jules étudiera. L’importance du fleuve : la Seine sous les fenêtres de l’appartement de la rue des Batailles ; l’immeuble du Pecq où j’ai grandi, son jardin jusqu’à la Seine, puis le quai de Béthune à Paris ; Jules habitera ensuite rue Banchereau, toujours à Tours, dans le quadrilatère symétrique à celui de son école, de l’autre côté de la rue Nationale, en bord de Loire donc, les deux îlots bombardés en 1940, reconstruits au cordeau, le tracé des rues modifié. L’école de Jules est loin de sa maison, mais, de toute façon, il n’y en a pas dans son quartier : en 1848, cette zone hors-les-murs vient d’être annexée par la commune de Tours. L’avenue de Grammont n’est pas encore urbaine, j’imagine une route de faubourg. En fait, c’est une section de l’axe principal nord-sud, dans le prolongement de la rue Nationale, du pont de pierre et de la Tranchée : c’est la route nationale no10 qui traverse Tours, autrement dit : la route de Paris à l’Espagne. Mais alors… ! L’Espagne ! Encore l’Espagne. La dernière adresse du père (celle où il va mourir), ce 75 avenue de Grammont, est donc placée entre Paris et l’Espagne : les deux pôles d’attraction de Rue des Batailles… Plus précisément : au kilomètre 230 de celle-ci (en partant de Paris). Je calcule : le trajet total (jusqu’à la frontière) compte 762 kilomètres. Cette maison est donc située aux deux tiers, quand on monte depuis l’Espagne, et même un peu plus : aux 70 % précisément. Or, je reviens d’Espagne, moi aussi, en voilà une coïncidence ! car mon chapitre précédent, le 55, se situait en plein dedans, et je me rends justement à Paris à la fin de ce chapitre tourangeau — ce chapitre que je suis en train d’écrire est donc le cinquante-sixième, sur les quatre-vingts prévus. Je divise 56 par 80, et devinez quoi, je tombe pile sur ce chiffre : 70 %. Ça pour une borne kilométrique ! Jules et moi, au même point exactement, sur nos routes respectives.

Première fois que j’écris en sachant exactement où j’en suis, en terme de quantité. À cause de mon découpage strict : quatre-vingts chapitres ; je connais leur nombre depuis le début, avant d’avoir décidé ce qu’il y aurait dedans. Mon tableau de neuf cases sur neuf, où manque la case centrale : ça fait quatre-vingts, pas le choix. Et puis : envie qu’ils soient équilibrés en taille (écart maximal mesuré : du simple au double). Par conséquent, je connais déjà la longueur du livre, avant qu’il ne soit un livre, avant qu’il ne soit écrit. Avant de savoir ce que j’écrirai. Remplir des cases, alors. Mais sans exécuter bêtement, puisque leur contenu n’est pas défini : seulement résumé en deux ou trois mots vagues. Un lieu et une date (les repères dans l’espace et le temps définissent la position de la case dans le tableau) : c’est à la fois précis et flou, parce qu’il se passera des choses imprévues. Heureusement. Quel ennui, sinon ! On veut de l’aventure. Mon prochain voyage avec J.-E., j’en connais la date (le weekend prochain) et la destination (je ne peux pas l’écrire ici, car c’est une surprise). L’espace + le temps = un cadre solide. Et à l’intérieur du cadre ? Oh, presque rien : un truc que j’ai prévu de faire avec lui, mais qui ne nous occupera pas deux jours. Le reste : improvisation. Le voyage organisé, très peu pour nous. Écrire un récit, exécuter le canevas, tricoter selon le patron, bien imiter le modèle, compter les mailles, colorier dans les zones numérotées.

« Jusqu’au dernier moment, je peux couper une phrase, retirer une bribe, intervertir deux blocs, intercaler un paragraphe, fractionner une partie, fusionner des chapitres : malaxer le texte, quoi, profiter de la plasticité de cette matière. Même pendant l’ultime correction, je peux modifier un truc. Mais toi, tu fais comment ? Si tu trouves qu’une scène est trop longue, si tu veux la traiter en quatre cases au lieu de six ? Tu ne peux pas laisser un trou au milieu de la planche. Faire sauter une bande, deux bandes, alors que tout est déjà dessiné. Ajouter une case supplémentaire entre deux, même en forçant, ça ne passera pas. » Plusieurs fois j’ai tenu ce discours, et posé ces questions, aux camarades qui font de la BD. Je me souviens d’un, qui avait ouvert des yeux ronds : il comprenait certes mon propos, mais il ne considérait pas cet état de fait comme un problème : la BD est son langage, il y est aussi libre que je le suis, moi, dans le mien propre. Adolescent, j’ai fait de la BD, un peu, passionnément, puis j’ai délaissé ce langage qui, peut-être, ne convenait pas à mon désir, à ma façon de m’exprimer ; je n’étais pas assez patient pour en apprivoiser les codes, en déjouer les limites. Peur de m’ennuyer. Écrire mon scénario, déterminer mon découpage, puis dessiner. Mais, après que tout est terminé, si je décide que le bonhomme porte des lunettes ? Il faut redessiner les deux cents cases où il apparaît — tandis que dans un roman, oh, il suffit d’ajouter, une ou deux fois, sa description physique aux moments opportuns, et ça roule. Ces comparaisons aussi passionnantes qu’absurdes : nos pratiques sont différentes, c’est tout. Avec Rue des Batailles, je suis en train de piger que le principe de découpage initial, comme en BD, qui me semblait un carcan, ne m’empêche pas d’écrire librement. L’agencement des cases ne pourra certes plus être modifié ; mais le contenu, si. À la fin de la première version, je retravaillerai la matière du texte à petite échelle : le contenu, mais pas le contenant, car le sujet de Rue des Batailles est exprimé par sa structure, mieux que par sa narration : toucher le squelette, ce serait tout changer. J’avance dans ce chantier comme sur des rails, tout droit, patiemment ; et de même qu’en train, je sais où je vais, mais j’ignore quels paysages je traverserai, et qui je rencontrerai dans le wagon. Paradoxal confort que j’éprouve donc, en écrivant ce récit : une confiance absolue en la forme choisie (mon tableau de quatre-vingts cases est aussi solide que les rails du chemin de fer) mêlée à la conscience d’un risque : si mon idée de départ est mauvaise, à l’arrivée il faudra tout jeter. Trop tard pour changer d’avis, au point où j’en suis — à la borne 56 de mon chemin de fer, aux 70 % du voyage : je continue, il n’y a rien de mieux à faire, d’ailleurs je suis même payé pour le faire, et puis j’aime trop ça, et je n’ai envie de rien d’autre.

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