Je serais pour une littérature à bout portant

C’est de plus en plus évident, ça saute aux yeux, et je ne m’en cache pas : Jules, c’est moi — j’avais dit, plus tôt : « Maurice, c’est moi », mais ce n’est pas incompatible : je suis tous les personnages à la fois, je ne parle que de moi. Comment inventer la vie de gens qui ne sont pas moi ? Je prétends en être incapable ; peut-être aussi (surtout) que je n’ai pas envie de le faire. Je viens de lire Peau d’ours, les notes d’Henri Calet pour un roman futur. On ne sait pas ce que ce roman aurait été, s’il avait existé ; mais, vu la teneur des notes préparatoires, on peut supposer qu’il n’aurait pas été un roman au sens strict. Je veux dire : ses notes, cette matière première que Calet doit transformer en récit, c’était un journal, un relevé de faits, de sentiments, de personnes qui composaient sa vie. Un agenda, des dates, la copie de lettres envoyées. La vie comme matériau. Il y consigne le discours qu’il prononce à Cerisy, lors d’un colloque sur la forme romanesque, où il s’excuse de n’être pas le plus compétent pour en parler. Il déclare :

— Je serais pour une littérature à bout portant.
— Le « je » me devient toujours plus nécessaire.

Abolir la distance. J’ai écrit mon chapitre 51 à la première personne, car il se situe au bas du tableau, c’est-à-dire dans les années postérieures à la disparition de Jules, en l’occurrence pendant mon époque à moi : j’en suis le personnage, le narrateur et l’auteur. C’est une scène difficile, au cœur de mon sujet : la mort ; puis, la vie, dans l’absence de ceux qui manquent. Je n’y ai pas tout dit. Il me reste une pudeur. Et maintenant, j’en suis au chapitre 57 qui, lui, se trouve dans les lignes du haut du tableau, dans les années où Jules est adolescent. Ce qui lui arrive, à cet âge, c’est la mort de sa mère : je connais la date, le lieu, car les archives en ont conservé la trace ; mais les circonstances précises, je les ignore. Alors, c’est la même scène que j’écris à nouveau : ce que j’ai déjà écrit plus tôt — mais protégé par la troisième personne. Je dis « Jules » et ça se passe en 1854 : ce n’est donc pas de moi que je parle ; ce n’est pas d’elle non plus — mais de qui d’autre pourrais-je parler, si ce n’est pas de moi, ni d’elle ?

À Tours en 1854, puisque le père est mort, je suppose qu’il ne reste plus que la mère, Jules et Thérèse — car Thérèse, déjà âgée de vingt-huit ans, ne se mariera jamais, tandis que le frère aîné Camille est déjà prof à Nancy, et que la deuxième sœur Caroline vient de s’installer à Paris avec Victor. C’est l’époque de la rue Banchereau, la fin de Tours : ç’avait commencé par l’avenue de Grammont, la famille nombreuse, deux parents, trois enfants et une domestique ; ça se termine dans un trois-pièces des bords de Loire, la famille se recroqueville et s’éparpille. Entre ces deux adresses, il y a eu brièvement la rue Nicolas-Simon (aujourd’hui rue Jules-Simon) où Caroline était domiciliée à la date de son mariage avec Victor, son jeune ingénieur belge domicilié à Paris, rue Fontaine-Saint-Georges (aujourd’hui rue Pierre-Fontaine), travaillant pour les Chemins de fer d’Orléans : la ligne de Paris passe par Tours (ce qui justifie sans doute sa présence dans cette ville), puis va jusqu’en Espagne (il embarquera Caroline, Jules et Elmina à Madrid). Ils se marient à Tours, leurs témoins sont quatre « amis », respectivement un « chef de bureau au Chemin de fer », un « employé au Chemin de fer », un autre métier que je ne déchiffre pas, puis ce professeur d’allemand, docteur en philosophie, né en Bohême : Henri Georges Adolphe Opper. Ce personnage pourrait être romanesque, car il enseignera ensuite à Limoges, à Poitiers, à Marseille, puis se lancera en politique en se rapprochant de l’affreux Thiers, travaillant avec lui à Versailles pendant et après la Commune : un personnage qui contraste nettement, donc, avec ceux auxquels je m’attache, car mon récit de ces années-là se situera du côté de Paris, politiquement, et sans ambiguïté ; il sera ensuite consul à Riga, puis correspondant pour le Times, et finira sa vie mondaine entre Paris et la Normandie. Dans les mêmes années, Caroline et Victor vivent en bohèmes, non pas dans la Bohême du pays d’Opper, mais dans la pauvreté des artistes ; ils connaîtront des galères et finiront piteusement. Alors, ça m’intéresse de savoir qu’ils ont pu compter parmi leurs « amis » (c’est le terme utilisé sur l’acte de mariage) un homme qui, lui, a suivi une route tellement distincte : quelle bifurcation ! Ont-ils gardé contact ? Je n’en sais rien. Et je n’ai pas envie de le savoir, ni d’intégrer cet encombrant bonhomme à mon histoire. Je ne saurais pas quoi faire de lui. À ce stade, j’ai suffisamment de personnages, je m’occupe de celles et de ceux qui m’accompagnent depuis longtemps, en qui je me reconnais. Je n’écris pas leur biographie, je n’écris pas une somme documentaire sur leur entourage, leurs amis, les immeubles qu’ils ont habités. Rue Banchereau, j’ignore à quel numéro ont vécu Jules, Thérèse et leur mère. Ce n’est pas grave. Je sais que les témoins du décès s’appellent Auguste Michaut (commis marchand, vingt-sept ans) et Louis-Auguste Gamard (négociant en métaux, trente-et-un ans), qu’ils habitent respectivement aux numéros 14 et 15, et que le second est qualifié de « voisin ». Qu’il s’agisse du 14 ou du 15, ou de n’importe quelle maison de cette rue, peu importe : tout a été détruit en 1940 et je n’ai pas trouvé de photo détaillée des façades. Je ne saurai donc pas comment étaient les murs, et encore moins ce qui s’est passé derrière.

Dans Le Signal, l’autrice tombe amoureuse d’un immeuble déjà vidé de ses occupants, et voué à la démolition. Au fil des cent vingt pages, elle parle de ces murs et de ce qu’ils contiennent : non pas le souvenir des habitants, qui seraient mieux qualifiés pour raconter leur propre histoire, mais ses fantasmes à elle, Sophie Poirier, qui n’a jamais habité ces pièces. Retracer la chronologie, expliquer les enjeux historiques ou conserver la mémoire : ces missions mériteraient d’être accomplies aussi, mais par d’autres qu’elle. Dans cet habitacle désormais vidé, elle projette son imaginaire, elle invente des personnages. Elle adapte ses souvenirs et ses désirs pour les faire coller à l’esprit supposé de ce lieu : elle fait acte de création. Elle pénètre dans la carcasse de l’immeuble mort : c’est interdit parce que c’est dangereux. Elle franchit donc la clôture qui sépare la plage de l’immeuble (cette barre de béton nommée « Signal », sur le point de s’effondrer, grignotée par l’érosion du littoral). Y entrer quand même, c’est prendre un risque. Le risque d’activer l’imaginaire et d’éprouver des émotions. Cet été, sur le lac de Garde, un panneau bizarre, accroché à la barrière, interdisait l’accès à une construction abandonnée, dangereuse : une blague, une installation artistique ou une erreur de traduction ? Pourquoi ne pouvait-on pas marcher sur cette estacade, s’avancer au-dessus du lac si beau ? Faire fi de la précarité des fondations, de l’effondrement anticipé ? Que risquait-il d’arriver ? Le pire, sans doute : « Attention, ceci pourrait être un poème. »

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