Pas un ange, mais quasi

C’est un ange apparu sur le quai du RER à la station Gare-du-Nord, non pas pour m’indiquer la voie, mais pour me dire : « Tu es au bon endroit » — dans ta vie en général. Et en particulier, il me demande : « Vous êtes arrivé par quel moyen ? » Il s’agit d’une enquête sur la mobilité ; l’ange porte un gilet bleu logotypé. Je réponds : « Par le métro. » Il touche une case sur sa tablette. Voilà. Puis, il demande : « Vous lisez quoi ? » J’ai commencé hier Le coût de la vie de Deborah Levy, offert par S., et ça me plaît. J’explique : « C’est une femme qui quitte son mari à cinquante ans et apprend à vivre autrement, à reconfigurer son mode de vie. » Alors lui, avec son sourire lumineux : « Vous avez l’intention de vous séparer, vous aussi ? » Je proteste. Il enchaîne : « Vous avez raison, c’est intéressant de lire pour savoir comment vivent les autres. Quand on lit, on s’ouvre l’esprit, on part à la rencontre des personnages. Vous savez, les écrivains, ils parlent toujours un peu d’eux dans leurs histoires. Souvent, ils ont fait des erreurs dans leur vie, et ils écrivent à partir de ça, alors on peut apprendre de leurs expériences en lisant leurs livres. On en sort toujours grandi. » Il me dit qu’il y a une chose vraiment formidable dans ce pays : l’école. L’importance qu’on lui donne. Et une autre chose : la santé. En tant qu’étudiant, il a la sécurité sociale et il peut être soigné gratuitement. Il dit qu’il est arrivé en France il y a quelques semaines — là, son sourire n’est plus lumineux, il est radieux, irradiant : seul éclat naturel dans ce sous-sol blafard. Il me demande si je connais le Tchad. Je sais le placer sur la carte, rien de plus. Il me dit qu’il a eu son bac scientifique, là-bas, et qu’il est inscrit à la fac à Paris pour trouver un travail en rapport avec les sciences, la communication, la technologie, des trucs comme ça — il le dit plus précisément, mais j’oublie. Je retiens surtout ceci : « Et je lis, car c’est important pour avoir une belle vie. Il faut dire ça aux enfants, ça les aidera beaucoup. » Puis il me demande : « Et vous, vous faites quoi comme métier ? » La belle assurance de ses dix-huit ou vingt ans tout juste immigrés, le mouvement, l’élan vital, et comment il transforme ça en confiance, en aplomb contagieux : je l’admire. Et je réponds : « C’est formidable ce que vous me dites, parce que justement je suis écrivain, et j’attends mon RER pour rencontrer des élèves de lycée, pour leur montrer tout ce dont vous êtes déjà persuadé, vous. » Il sourit, mais pas davantage que tout à l’heure : aucune surprise, une sérénité douce, une sagesse qui pétille. Puis il se souvient qu’il a du travail, ce garçon qui ressemble à mes élèves, ce petit homme fluet dans son vaste gilet bleu, sa tablette à la main. L’autre main, il me la tend : je la saisis : amitié scellée. Il dit : « J’étais très heureux de cette conversation. » J’ignore son nom. Mon train arrive.

Le train ne s’appelle pas Heurtebise, mais EPAF. Il marque bien l’arrêt à Sevran-Beaudottes. La semaine dernière j’avais pris ERIC, direct entre Aulnay et l’aéroport, alors j’ai dû refaire le trajet en sens inverse, tu parles d’une aventure. J’apprends à me débrouiller, ce sont les habitudes qui rentrent, bientôt je prendrai cette ligne les yeux fermés, comme la A autrefois. En classe, le prof cite Beckett aux élèves : « Essayer encore, rater encore, rater mieux. » L’élève que j’attendais de voir aujourd’hui, avec plus d’impatience que les autres, m’impressionne une fois de plus. Son récit puissant, tout en retenue, vient de muter sous mes yeux : un second texte naît et m’émeut de nouveau. Je lui dis : « Je ne sais pas quoi te conseiller pour le retravailler, ne touche à rien, écris-en encore un autre. » Une heure d’atelier seulement, mais s’il y a ça ! cette grâce, je veux bien reprendre le RER chaque semaine ; souterrain lugubre et sonore, oui, mais… s’il y a des apparitions, je veux bien.

Je libère l’ami enfermé dehors. Il prend le soleil sur le pas de la porte, t-shirt blanc, sourire : ça rayonne ici aussi. Je dis : « Au moins tu avais tes chaussures. » Il est sorti dans le couloir et la porte a claqué. Nous voici donc, l’autre clé et moi-même. Pour déjeuner, je l’emmène au même endroit que la veille. Qu’importe l’originalité, la conversation seule compte. Tiens. J’y pense. J’allais d’abord me contenter de cette phrase, sans nommer le café, mais : c’est le café des Anges, alors il faut que je cite son nom, car il fait écho à l’ouverture de mon texte, et ça tombe bien : j’aime les coïncidences. L’ami aussi. Il dit même qu’il croit aux signes. Il m’a parlé d’un livre, lu cet été parce qu’il se trouvait par hasard sur sa route : Le Corps des anges. L’annonciation selon Mathieu1. Mais il n’y fait pas référence aujourd’hui. Nous parlons plutôt de l’apparition des images, des débris ennoblis par lui, l’enlumineur qui choisit son support dans les terrains vagues : « Tu es pierre et sur cette pierre je ferai de la poésie » — comme dit celui que vous savez. Pas un ange, mais quasi. Pierre, c’est son prénom. Matière première plutôt que ready made : tout se transforme. Je pense à la « rue de la Pierre-Factice » à Saint-Denis, desservant la première maison d’habitation en béton de l’époque moderne. Samedi soir à L’Ours et la Vieille Grille, après la lecture de La Fin du monde2 où les créatures « cassèrent tout » (l’apocalypse selon Guillaume et Samuel), lorsque je lui montrais les cartes postales de L’Œil ébloui pour lui expliquer la collection « 53 » et mon Terminus provisoire, la démolition et la construction, les couches successives de bâtiments qui ne disparaissent pas vraiment, qu’on redécouvre, qu’on ne soupçonnait pas, qu’on imaginait — les fantasmes archéologiques — il m’écoutait avec une attention qui a intrigué les amis. Ils ont cru qu’on faisait bande à part. Mais non : on se découvrait un champ d’exploration commun. Alors, rentrés dans la chambre, je lui lis ces lignes : « La gueule béante, les mâchoires crantées se rapprochent lentement, mais à rythme constant, une cadence infatigable, le cou jaune articulé s’étire pour grignoter d’abord les parties aériennes : la pelleteuse attaque les murs du collège après que le toit est réduit en poussière. » Puis : « Les derniers jours, les élèves ont peint sur les murs des classes et des couloirs, dans les escaliers, partout, une exposition éphémère pour la beauté du geste, pour adoucir la brutalité des coups de dents, des coups de boutoir qui réduiront tout ça en caillasse. » Encore : « Je resterais planté ici, aimanté à l’ancienne école, au collège provisoire. Comme s’il y avait une gare à cet endroit. Une gare aussi. » Enfin : « Des piliers de pierre et des pieux de bois, hauts comme deux hommes adultes (ou trois élèves de sixième) : les fondations de l’hôtel de la gare, les murs de soubassement des voies. Des disques de cinq mètres de diamètre : les plaques de retournement des locomotives. » Je lui montre le bout de bois fendu, percé de grosses vis rouillées, posé sur ma bibliothèque : un fragment d’une traverse de chemin de fer, ramassé sur la ligne de Roscoff à Saint-Pol-de-Léon. Ça raconte quelque chose. Puis je lui dis : « Dépêche-toi, ton train est dans trois quarts d’heures. » Et il s’envole.3


1 Mathieu Riboulet, Le Corps des anges
2 Guillaume Marie & Samuel Deshayes, La Fin du monde
3 Jacques Prévert, « Être ange c’est étrange »

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1 commentaire

  1. Ce texte résonne.. me donner une raison de persévérer a déployer mes ailes… J’ai quelques anges sur mon chemin et seulement depuis cet été….mes ailes se déploient.
    Merci Les ailes du désir Ww
    Merci les livres mes voyages intérieurs merci Antonin detre en ce moment sur mon chemin…

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