J’explore, j’approfondis, je radote

J’avais vingt-et-un ans, c’était l’année des voyages : je n’avais rien demandé et la chose m’arrivait quand même. À l’époque, j’avais déjà compris que j’étais un petit gars chanceux, mais ce truc-là je ne l’avais pas vu venir : il y avait déjà ce départ en Pologne programmé, car dans mon école le séjour Erasmus était obligatoire (ça pouvait faire un peu peur, financièrement, mais j’avais choisi une destination cheap et, l’année précédente, le prof nous avait inscrit à un concours et j’y avais gagné un prix, c’était une bourse qu’on me verserait à la condition que je parte étudier à l’étranger, ça tombait bien) ; cette perspective de voyage me semblait déjà énorme, mais à la rentrée la proviseure m’a proposé un truc de plus, je ne sais pas pourquoi elle avait pensé à moi, c’était un projet avec d’autres étudiants d’écoles d’art parisiennes ; je n’y ai d’abord rien compris, mais pas question de refuser son offre ; je crois que ce n’était pas clair pour elle non plus. C’était nouveau et c’était arty. C’était un peu perché, il faut le reconnaître. Nous, à l’école Estienne, on était plutôt terre-à-terre, on apprenait un métier d’artisan, on dessinait très modestement des lettres à l’encre noire sur du papier calque, nos profs disaient que le travail d’un bon typographe ne se remarquait pas ; que si on nous voyait trop, c’est qu’on avait mal bossé ou, pire, qu’on avait voulu faire les malins. Alors quand j’ai su qu’on me mêlerait à des gens des Beaux-Arts, des Arts-Déco, du Conservatoire, de je ne sais où encore, et à des étudiants allemands et états-uniens pour « travailler ensemble » trois fois dans l’année, sans aucun sujet imposé, juste pour « voir ce qui se passerait », j’étais perplexe. Un peu sceptique même. Ce qui m’a séduit, c’est que ces bricolages (ils disaient « workshops ») auraient lieu dans chacune de nos villes d’origine, à tour de rôle : à Paris ; à Essen (mes yeux ont pétillé) ; à Los Angeles (j’ai éclaté de rire). Je n’avais jamais pris l’avion. J’ai demandé : « Genre, on va me payer une semaine à Los Angeles pour faire des trucs avec des gens, on ne sait même pas quoi ? » (je retranscris mes paroles de mémoire) et la proviseure a répondu : « Oui oui, c’est cadeau » (en substance). J’ai négocié de sécher les cours une semaine de plus, parce que ç’aurait été idiot de partir si loin pour si peu de temps. On a topé. Et c’est comme ça que j’ai rencontré C. qui faisait partie de la même aventure. Avec C., on s’est drôlement amusés pendant la première session à Paris, il faisait moins zéro, il neigeait, les Californiens étaient venus en t-shirt, alors ils ont modérément apprécié le bioutifoul Parisse, surtout qu’on travaillait au 104 et que le quartier leur a paru glauque, le 104 est une sorte de long courant d’air glacé en forme de hangar, ce n’est pas pour rien qu’il abritait les Pompes funèbres avant de devenir un centre d’art. Avec C. et une camarade de Los Angeles, on est partis à la campagne en stop pour une sorte d’épopée conceptuelle, et notre projet a eu du succès. On s’est revus en Allemagne quelques mois plus tard. Là, on a décidé de partir ensemble en Californie : cette semaine en rab que j’avais grappillée auprès de mon école, on l’a passée tous les deux à San Francisco, chez R. que je connaissais grâce à J.-E. et à sa grand-mère. Il nous a hébergé six jours, puis nous a expliqué comment louer une bagnole et réserver un motel. On a pris la route qui longeait l’océan, je n’avais pas peur quand C. conduisait, alors que d’habitude je me cramponne au siège, je n’ai même pas été malade, et deux jours plus tard on est arrivés dans cette école d’art de Los Angeles où il s’agissait maintenant de travailler, et où les autres étaient déjà au complet : « Alors, qu’est-ce que vous foutiez ? On s’est inquiétés » — ils nous assaillaient de reproches, alors que nous étions ponctuels au rendez-vous, au quart d’heure près — « Oui, mais c’était hier qu’on vous attendait. » Sans blague ? Nous n’avons pas cherché d’excuse, C. et moi, il fallait leur dire la vérité : « On n’y pensait plus du tout. » Est-ce qu’on s’occupe des détails pratiques quand on est en plein voyage initiatique ? Ulysse est rentré avec dix ans de retard : nous avions encore de la marge. Voilà ce que j’ai fait avec C. quand on s’est connus. Alors, même si on s’est perdus de vue ensuite, c’est un début qui a laissé des traces.

Ce soir nous sommes au café des Anges, je propose souvent aux amis de passage de dîner ici, par facilité. Il y a J.-E. et moi, et puis C., et son amoureux que nous ne connaissons pas — parce que, je l’ai dit, nous ne nous fréquentons plus. Là, c’est quasiment un hasard que nous soyons ensemble. Elle soutient sa thèse demain, dit-elle. Alors je demande : « C’est toujours la même thèse qu’à l’époque où l’on s’est connus ? » Je pose la question, au cas où elle en aurait fait deux. Non, c’est toujours la même, elle bosse dessus depuis douze ans. Je manque de pouffer dans mon verre de vin, parce que douze ans passés à écrire une thèse, c’est ahurissant, il y a des points d’exclamations qui se perdent, ça me semble pire qu’une traversée du désert, c’est une perversion. Comment ne pas finir par détester son sujet ? J’interroge C. naïvement et, en même temps que je parle, je me rends compte que je suis comme elle. Je n’écris certes pas de thèse (la providence m’en préserve), mais moi aussi, depuis douze ans, je répète, je prolonge, j’explore, j’approfondis, je radote, je développe, je soûle les copains : je construis une œuvre, comme qui dirait pompeusement. Je fais toujours la même chose en somme. Quand on s’est connus, je commençais d’écrire mon Mémoire de la rue Vilin : il y était question d’une rue qui disparaissait dans le chamboulement de l’histoire, et c’était Georges Perec qui m’encourageait. Et ce matin, dans Rue des Batailles, je me suis attelé au chapitre 74 dans lequel flambe l’usine Cail, laissant un tas de ruines : dernier état de la rue des Batailles avant d’être rayée de la carte. Puis, cet après-midi, il y a eu ce coup de fil de Cécile pour parler du projet que nous fomentons autour de Perec, dont je parlerai plus tard, pour le moment j’y fais allusion dans le seul dessein de prouver (si c’était encore nécessaire) que je ne suis pas guéri des obsessions que je commençais d’identifier quand j’avais vingt-et-un ans : la disparition, l’absence des miens, l’absence des autres — et la ville « qui change plus vite, hélas, etc. » Pendant ces douze ans, je crois que C. ne s’est pas enchaînée nuit et jour à sa thèse, et quand on prend de la hauteur pour regarder les autres trucs qu’elle a faits, tout semble lié : son boulot de designer qui progresse en miroir de sa recherche ; et son premier roman, parenthèse de fiction ouverte dans ce même matériau qu’elle n’a pas fini de dégrossir. Si bien que, demain, quand on lui donnera son titre de docteure (je pouffe de nouveau), elle ne sera pas délivrée des passions et lubies qui l’habitent depuis si longtemps : elle continuera de les trimballer quelques années, c’est certain. Quant à moi, oh, lorsque j’aurai fini Rue des Batailles, ma vie n’en sera pas modifiée d’un coup de baguette magique : mes fantômes ne reviendront pas à la vie, et d’autres morts les auront rejoint de ce côté de la barrière : cette histoire d’absence, ça n’ira pas en s’arrangeant. J’écrirai autre chose, oui, et différemment, car j’espère n’être pas monomaniaque, mais il restera un bruit de fond que je ne n’étoufferai pas.

En 2009 avec C., nous sommes partis à San Francisco, et là-bas j’ai connu John avec qui j’ai senti aussitôt qu’il se passait quelque chose d’important, on reconnaît les rencontres quand elles se produisent, je crois à ça, et j’ai envie que ça dure, si bien que l’été dernier nous nous sommes donnés rendez-vous en Italie, John et moi, et c’était plus fort que jamais : quand j’aime je suis fidèle, je ne change pas d’un claquement de doigts. En 2009 j’avais vingt-et-un ans et je commençais d’écrire un mémoire sur « ce qui reste quand il ne reste plus rien » (j’aimais le mot de « mémoire » pour désigner ce texte qui résonnait ainsi comme une mise en abyme) : ça fait des années que j’accumule ces restes et que j’essaie de fabriquer des trucs avec. Ce billet est une couche de plus, jetée sur le même tas.

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