Regarder avant, regarder après

« Votre collège, vu d’en haut, a la forme d’une colombe qui déploie ses ailes : vous le saviez ? ». Certains élèves disent que oui, d’autres ne disent rien. Le guide explique que le collège Elsa-Triolet est paré de briques, mais qu’en dessous il est construit en béton. « On le voit là où c’est abîmé ». L’illusion qui commence à craquer. Regarder dessous, regarder derrière. Regarder avant et après. C’est ce qu’on a fait ce matin. Le guide, S., nous a montré Saint-Denis. Aux élèves, aux profs (monsieur P. et monsieur G., car les profs n’ont jamais de prénom), à M. et à moi.

L’église de Viollet-le-Duc n’est pas facile à comprendre, parce qu’elle est en style éclectique : elle emprunte à plusieurs époques, qu’elle pastiche et mélange. Une question d’apparence, là aussi. Elle est bâtie à un endroit qui était déjà habité au VIe siècle, à l’époque où les Vikings sont arrivés. « Par la gare ? – Non, avec des chevals. »

Le canal. « J’ai un copain, son père s’est jeté dedans. » La place de la gare, la station de tram. « À l’époque, il y avait des bus qui passaient là, mais maintenant c’est que pour les piétons. » Un immeuble de bureaux transformé en ateliers pour artistes. « Comment ça s’écrit abandonné ? » La Seine. « Et là, c’est quoi ? – C’est la Seine, il a dit. »

« Hé, là, c’est Pina-Bausch ! » Je me demande ce qu’elle fait ici, Pina Bausch. « C’est là que j’étais moi l’année dernière. » Oh, c’est donc le nom d’une école. « Et Jules-Guesde, c’est où ? » Le nom des gens, le nom des lieux. « Des fois tu veux tout savoir, des fois tu veux rien savoir. »

La rue de la Pierre-Factice (nom de lieu). Un immeuble qui fait de son mieux pour ressembler à de la pierre de taille : ce sont les logements en béton de l’industrie Coignet. Les apparences. « Comment on fait le béton ? – C’est du sable et de l’eau. » Mélanger, transformer. Au fond, au bord de la voie ferrée, ce qui reste de l’usine. La maison du patron : dévorée par les ronces.

On passe sous une barre d’immeubles banale : derrière est cachée la cité Meissonnier. Des entrepôts transformés en maisons ouvrières ; des corons. On rencontre un monsieur qui vit ici : « Et ma mère qui a cent ans y habite depuis 1944. » Les bombardements, les familles qu’on a relogées. On aperçoit ensuite, au bout d’une rue (mais on n’a plus le temps de faire un détour) la cité du cinéma. Un lieu réel où l’on fabrique des fictions. « Avant, c’était une usine électrique ; après, ce sera la cantine du village olympique. » L’année des Jeux olympiques, nos sixième d’Elsa-Triolet seront au lycée. « Ils auront tout fini dans quatre ans ? »

La tour Pleyel est complètement vidée, dépecée, désossée. Avant, c’étaient des bureaux. Après, ce sera un hôtel. « Quand j’étais petite, là-haut ça tournait. » L’heure tourne aussi, il faut que la troupe soit rentrée pour midi, alors on dit au revoir à S., on descend dans le métro. Les mômes et les profs partent d’un côté, et moi de l’autre, avec M. qui me fait remarquer que mon ticket est un demi-tarif « groupe » – or, je ne suis pas un enfant et je ne fais plus partie du groupe. Je tâche de ne pas me faire toper : je descends à Saint-Paul au lieu de Bastille, parce qu’il y a toujours des contrôleurs à Bastille.

J’y vois nettement plus clair dans mon programme de mardi prochain. J’avais certes des idées pour cette première séance, pour faire connaissance. J’ai d’autres idées maintenant, plus riches. Nous avons un thème : transformer / inventer. Nous avons des mots : noms de lieux / noms de gens. Nous avons des temps : regarder avant / regarder après. Maintenant, il faut seulement écrire.

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