Mercredi 9 mars 2005

J’ai regardé seul, cet après-midi, le téléfilm que j’ai enregistré lundi soir pour ne pas le rater : Un amour à taire. C’est l’histoire d’un homosexuel déporté par les nazis.

Le film est excellent. Et rare, sur ce sujet. J’étais bouleversé. Plusieurs fois, j’ai eu des frissons, et la petite larme à la fin. Le mec se fait torturer, les nazis font des expériences atroces sur lui, ils lui injectent des hormones… Quand il revient de Dachau, il meurt au bout de quelques jours, car il a été lobotomisé et n’est plus qu’un légume. Je savais tout ça, mais ça m’impressionne de le voir dans un film.

Je ne dis pas ça parce que je suis homosexuel moi-même, mais j’ai l’impression que, pour eux, ça a été encore plus dur que pour les autres. Dans les camps mêmes, je ne saurais pas le dire parce que, dans ce degré d’horreur, ce serait indécent de décider ce qui est pire ou meilleur. Mais pour le reste, je veux dire. Je pense que, quand le fils d’une famille juive était arrêté, sa famille était solidaire. S’il revenait après la guerre, c’était un martyr. Ou en tout cas, on cherchait à le protéger. Tandis que le fils homo qui se fait arrêter, il est la honte de sa famille. Dans ce film, on voit le père dire : « Ne parlez plus jamais de lui dans cette maison. » Et le frère garde l’espoir qu’on pourrait le « rééduquer ». Quand les déportés homosexuels revenaient, c’était encore une honte. Ils n’ont pas été reconnus par la société avant 2001 ! Et les lois homophobes de Vichy ont été conservées à la Libération…

Dans la première partie du film, on voit ce mec mener une vie heureuse avec son compagnon. Ça aussi, c’est rare. On ne voit jamais à la télé ou au cinéma des couples homos normaux, tendres, amoureux. Quand on en voit, ce sont souvent des marginaux, etc.

Tout au long du film, on entend « Je chante » de Trenet – qui était homo aussi, tiens donc – qui ressemble à une chanson gaie (mais qui finit mal). Ça m’a rappelé une des dernières scènes d’Effroyables jardins où la chanson « Y a d’la joie » devient soudainement triste, poignante, alors qu’elle est légère au début du film.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mardi 8 mars 2005

Je suis bien accro ! C’est indescriptible. Je voudrais savoir si je suis le seul à penser ça, ou si je suis objectif : quand je vois B*, il n’y a pas photo : il est mieux que tous les autres, il dégage quelque chose de différent, il est tout à la fois, il est beau, c’est terrible. C’est idiot à dire, ça fait midinette, mais c’est sincère : je n’ai jamais vu mieux. Je ne comprends pas comme c’est possible qu’il soit seul.

J’aimerais être capable de le décrire ou, mieux, de le dessiner, mais je ne sais pas. À chaque fois que j’ai essayé, je n’ai pas pu. Comment m’y prendre ? Il n’a rien de caractéristique, c’est un ensemble très subtil.

J’aime l’observer. Il a des expressions qui me plaisent : un sourire, simplement, je trouve ça terrible. Et son regard. Quand je pense à des sourires ou des regards qu’il m’a adressés, je me sens tout drôle. Quand il manifeste son estime pour moi, ça me rend heureux a posteriori, quand j’y repense. Et quand je le vois silencieux, le visage triste, je suis triste aussi.

J’aime aussi sa manière de s’habiller. Assez classique, mais d’une classe folle ! Aujourd’hui, il était habillé exactement comme je l’avais imaginé, le matin même, en me disant que c’était ainsi que le préférais. Il avait son pull gris avec un col qui s’ouvre, comme le mien (le bleu) mais en mieux. Et un t-shirt rouge (j’aime bien le rouge) qui va bien avec son jean bleu. Et avec ses baskets rouges, quand il les porte – mais aujourd’hui c’était les noires, et je crois que je préfère encore.

Son corps est exactement comme j’aime. Musclé, mais juste comme il faut, vous voyez ? Pas le genre baraqué. Il est mince, et bien dessiné – oui, c’est ce que je trouve de mieux à dire : bien dessiné, tout comme il faut. En été, quand il ne porte qu’un t-shirt, les manches bien courtes, un peu moulant (mais pas franchement moulant non plus), c’est terrible. C’est dans ces moments-là que c’est dur de résister, tellement c’est agréable de le regarder… C’est dans ces moments-là que je sais que je suis pédé.

J’avais dit : je suis sûrement amoureux. Je le pense, parce que ça correspondrait à ma définition de l’amour. Je ne sais pas vraiment ce qu’est l’amour, mais voici ce que j’en ai compris. Il y a l’aspect sentimental, d’abord. J’ai envie d’être avec lui, je suis touché quand je le vois ému, je pense tout le temps à lui, je suis jaloux quand j’ai l’impression qu’il s’intéresse à une fille. Et il y a tout ce qui concerne l’amitié, que j’englobe aussi : la confiance, l’envie de lui raconter tout ce qui me touche. Et puis, je suis intimidé devant lui. Ensuite, il y a la dimension physique. Là, pas de doute : il m’attire physiquement. Quand je m’imagine avec lui, l’embrasser, voire plus (mais j’évite d’imaginer « plus », je trouve ça gênant vis-à-vis de lui, c’est un ami tout de même), eh bien ça me plaît. Ou plutôt : j’aime ça et, en même temps, il y a une autre sensation, indéfinissable… C’est plutôt positif, mais c’est compliqué. Je ne sais pas comment dire.

Quand il est venu à la maison, je lui ai posé la question à propos de M*. Il m’a dit que oui, elle le branchait bien il y a quelque temps, mais c’est fini. Quoi ? Mais c’est dingue, ça. Lui avait-il bien fait comprendre, au moins, de quoi il avait envie ? Ce n’est pas possible qu’elle ait pu le rejeter. Un mec comme lui. En plus, elle était en plein dans sa période « J’ai besoin d’affection » (comprenez : « J’ai envie de me faire un mec ») et elle est du genre entreprenante. C’est pas possible. Le mec idéal ne peut pas se faire jeter, je n’y crois pas. Bon. Toujours est-il qu’il a abandonné cette idée, m’a-t-il dit. Ce n’est pas pour me déplaire.

Remarquez, c’est con de ma part. Je sais que je n’ai aucune chance. Les mecs, ce n’est pas son truc. Il n’y peut rien, je ne lui en veux pas. Alors, pourquoi je voudrais le priver d’aller avec une nana, s’il en a envie ? C’est pas mon problème.

Je lui ai envoyé un Riri le Clown il y a quelques jours. Riri était dingue d’un beau type de sa connaissance, dont les filles étaient folles aussi. Seulement, le beau type ne voulait de personne. Alors, les filles se lamentaient : « Je suis moche, je suis conne, etc. » Riri, lui, se disait : « Je ne remets pas en question mes charmes. Ce clown est hétéro et je n’y peux rien. » Enfin, c’était dit d’une manière plus marrante. Et cryptée. Il ne fallait pas qu’il comprenne de qui je parle, mais seulement qu’il trouve ça marrant. Bien sûr, le beau type c’est lui, et Riri c’est moi. La fille qui se plaint, c’est S* par exemple. Elle était branchée sur B* au début de l’année, mais il n’y a rien eu à faire, alors elle n’a pas insisté. Elle n’est pas du tout le genre de B* – du point de vue de son état d’esprit, je veux dire, parce que physiquement je ne sais pas ce qu’il aime, et j’espère qu’il n’est pas le genre de type qui s’arrête à des modèles trop précis.

Je me rends compte que je viens d’écrire plus de cinq pages sur lui. Ce type est génial. Comment font les autres pour se comporter normalement en sa présence ? Comment ne sont-ils pas immédiatement subjugués, éblouis ? C’est incompréhensible.

Ou alors : peut-être n’est-il qu’un type banal, et je suis le seul à le voir comme ça. Dans ce cas, oui, je suis amoureux.

plus tard

Hier, Mathieu m’a dit qu’Étienne était moins sympathique et ouvert qu’il en avait l’air, et carrément homophobe. Le con ! S’il savait le temps que j’ai passé à le mater, en classe… pendant des heures entières. Ça m’est complètement passé.

Mathieu a une théorie sur les homophobes, assez proche de ce que je pense. D’après moi, l’homophobie est incompréhensible : pourquoi ne pas accepter l’homosexualité des autres, puisqu’elle ne vous concerne pas ? La seule raison, ce serait parce qu’on n’accepte pas la sienne. Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est un cliché, mais il paraît que les homophobes les plus virulents sont les refoulés… Les pauvres. Ceux qui sont au clair avec leur sexualité ne voient aucun inconvénient à celle des autres.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Lundi 7 mars 2005

Et un de plus !

Aujourd’hui, je l’ai dit à Mathieu. Je n’avais rien préparé. Parce qu’il y en a marre, il faut que je cesse de me torturer l’esprit avec mes questions, il faut que je fasse les choses comme je les sens. Sinon, je me connais : je prépare, ça me prend la tête trois jours en avance ; puis, sur le coup, je n’ose pas ; et je m’en veux. Donc, voilà : pour Mathieu, j’y pensais certes, mais je me suis empêché de me faire un film trop précis.

Cet après-midi, j’avais deux heures de perm, puis la récré. J’ai passé la première au CDI avec S*. Puis elle est partie en cours : j’ai eu peur de me faire chier. Alors, je suis sorti et j’ai rejoint Mathieu en perm. Il était avec des gens, mais il s’est mis à papoter avec moi. Puis, on est sortis sous le préau. On a passé une heure là. Je me disais : « J’ai envie de le lui dire. » Ce qui est bien avec lui, c’est qu’il y a cinquante occasions par jour, car il est très branché sur le sujet.

La récré sonne. Je lui dis : « Ça te gêne si on va faire un tour dans la cour ? », histoire qu’on soit seuls. Et je me lance :

« Tu te souviens de la fois où tu voulais absolument connaître mon genre de fille ? Tu avais dit que, si je ne te répondais pas, tu finirais par croire que je suis pédé… Et maintenant, qu’est-ce que tu penses ?… Parce que, ça tombe bien, ça fait un moment que je me pose la question, et je crois bien que je le suis. »

Je lui ai demandé, surtout, de ne pas arrêter ses vannes. Qu’il continue de me faire marrer ! Qu’il ne se sente pas gêné. Il a très bien réagi, il n’est pas gêné du tout. On en a causé dix minutes. Il m’a dit que ça ne le surprenait pas, à cause de ce que j’ai déjà expliqué : mon manque d’enthousiasme quand il parle des nanas. Ce qui m’a plu, c’est qu’il s’est dit assez honoré que je lui fasse des confidences. Et puis, il m’a dit que, sans être bi pour autant, il reconnaissait « une grande part de féminité en lui »… ha ha !

Je disais donc : il faut que j’arrête de me prendre la tête. Je fais les choses sans me poser cent cinquante questions avant. Du coup, je vais peut être moins écrire ces temps-ci.


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Dimanche 6 mars 2005

C’est la fin des vacances. C’étaient de bonnes vacances. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Je ne me suis pas ennuyé. J’ai vu les gens que je voulais voir. J’ai fait des choses intéressantes. Je n’ai pas déprimé. Je peux donc envisager la rentrée sereinement. Chaque chose en son temps : les vacances, c’était bien, alors maintenant le lycée. Au contraire, les fois où je me suis fait chier, je n’ai pas envie de retourner en cours. Ça paraît paradoxal, mais ça ne l’est pas : puisque je n’ai rien fait de mes vacances, pourquoi déjà les arrêter ?

Je me suis ennuyé seulement pendant ces trois derniers jours, et encore : à petites doses. C’était un ennui choisi, en quelque sorte, car j’aurais pu faire des choses : dessiner Anatole et les trois ours, lire Le voyage à motocyclette, finir mon devoir de maths… J’ai préféré me laisser aller. Vendredi, j’étais seul à la maison. J’ai passé du temps sur Internet. J’ai envoyé deux Riri le Clown à B*. Hier, rien de spécial. Aujourd’hui, j’ai fini d’écrire ma lettre de motivation pour Duperré. Le dossier est bouclé, je l’envoie demain.

J’ai vu Les égarés de Téchiné, avec Emmanuelle Béart… et surtout… Gaspard Ulliel.


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Jeudi 3 mars 2005

B* est venu. C’était très bien. Je lui ai beaucoup causé, j’avais plein de trucs à lui dire. Je n’ai jamais l’occasion de le voir seul à seul. Là, j’ai pu lui parler pas mal. Heureusement, parce que lui, c’est pas le genre bavard !

On a passé trois heures (et demie) comme ça.

Il y a des choses dont je n’ai envie de parler qu’avec lui, des trucs un peu personnels. Lui, il écoute.

Bon, on a aussi parlé de trucs futiles, hein !

Je me sens bien.


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Mercredi 2 mars 2005

J’avais écrit « mercredi 30 février » : ma montre était mal réglée.

C’est dingue : je passe presque des vacances normales. Je vois des gens, je sors… Lundi, j’ai vu Benoît. Hier, j’ai vu S*. J’étais chez elle, cette fois. Ce que j’aime bien avec S* : on papote, on papote. Et pour la première fois de ma vie, j’ai fait ce que tout le monde fait depuis toujours : j’ai parlé librement des mecs, j’ai donné mon avis. S* a dit : « Florian, il est mignon, quel gâchis » (c’est idiot). Je lui ai répondu : « Hé, ho, c’est pas du gâchis pour tout le monde, pense un peu aux autres. Heureusement qu’il m’en reste… Imagine que, moi, je me dis ça pour 95 % des mecs. » Puis, je lui ai laissé entendre que B*…

Aujourd’hui, je suis allé à Beaubourg avec Juline. Pour nous, c’est gratuit : moi parce que j’ai moins de dix-huit ans, elle parce qu’elle étudie les arts plastiques. J’étais déjà venu il y a longtemps, avec ma classe de cinquième et notre prof d’arts plastiques, Mme A*. C’est… hum… spécial. Il y a des trucs que j’aime bien. Certaines œuvres, parce que je les trouve expressives. D’autres, parce que je me dis : « Quelle bonne idée, j’aurais aimé l’avoir. » C’est le cas des ready made de Duchamp : c’est limite du foutage de gueule, mais c’est génial. D’autres œuvres, par contre… J’y suis totalement hermétique. D’autres encore qui me mettent franchement mal à l’aise (j’imagine que c’est le but). Le body art de Gina Pane par exemple : elle se mutile, et c’est ça son œuvre.

Puis, on a été aux Halles, puisque c’est à côté. Juline voulait des fringues, encore. J’ai été patient. (J’exagère, parce qu’elle n’a pas pris tellement de temps.)

Et je continue… Demain… B* vient ! Chez moi ! C’est génial. Mais, comme je suis compliqué, je m’inquiète. J’ai toujours peur que les gens s’ennuient avec moi. Et surtout lui, qui est parfois si mutique – mais en général, avec moi, pas trop. Et puis là, c’est différent : c’est les vacances et il vient me voir. C’est moi qui le lui ai proposé. Je ne pensais qu’à ça depuis son retour de voyage. Je sais : je suis ridicule.

J’ai encore rêvé de lui. C’est con, mais maintenant, les rares fois où ça ne m’arrive pas, je suis déçu ! Ça me plaît, d’être dans cet état bizarre. Si c’est ça être amoureux, eh bien j’aime ça. Même si je sais que ça ne mènera à rien, je m’en fous. J’aime l’idée d’être amoureux. C’est agréable.

Mais il faut pas que je me prenne trop la tête, parce qu’il ne faudrait pas que ça se voit.

J’aurais préféré qu’on sorte, qu’on aille manger quelque part. Mais, avec ce temps pourri… Il caille vraiment. Et cette neige ! Au début, j’aimais bien, mais on s’en lasse. Ça dure.


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Lundi 28 février 2005

Je suis déçu. Aujourd’hui, toutes les conditions idéales étaient réunies. Juline à la fac toute la journée. Maman chez mamie. Moi tout seul ! J’ai appelé Benoît hier, pour qu’il vienne cet après-midi.

J’allais lui dire. Vous commencez à me connaître, alors vous savez que j’avais tout préparé dans ma tête. Et, comme vous vous en doutez : je n’ai pas trouvé l’occasion. Ou : quand elle s’est présentée, je me suis dégonflé. Comme d’habitude-euh (air connu). Je suis déçu parce qu’on n’a pas parlé autant que je l’aurais voulu. À un moment, il voulait me montrer quelque chose sur Internet et on a passé pas mal de temps à regarder des trucs. Je trouve ça dommage, on se voit si peu. À part ça, c’était sympa : on a causé de BD, et un peu de nous. Je suis déçu, surtout, par mon manque de suite dans les idées. Je me suis dégonflé alors que le moment était idéal.

C’est aujourd’hui que B* revient de vacances ! Je ne pense qu’à ça, c’est fou. J’ai envie de le voir. Mais, comme je suis un gars compliqué, je le redoute en même temps. Est-ce qu’on va réussir à passer un bon moment tous les deux, comme ça ? Je me connais, je le connais, mais on ne s’est jamais vus en dehors du lycée, encore moins en tête-à-tête. Quand je pense à lui, je vais super bien !

Sinon, la routine. Ça va pas mal, sans plus. J’ai du mal à m’intéresser aux choses auxquelles je devrais m’intéresser. Le travail : j’ai dû bosser une heure au total depuis le début des vacances. Et même le reste : mes BD. Je suis instable. Je suis pris d’un enthousiasme dingue pour un nouveau projet, puis je le méprise. Je me dis : À quoi ça mène ?

J’ai dessiné la cinquième planche d’Anatole et les trois ours aujourd’hui. Et j’ai fini mon carnet bleu ! Un petit carnet de cinquante pages, commencé en août. Rien que sur cette période, on voit une évolution. Je dessine dans un style très différent de celui de mes BD : plus réaliste et plus grave. Non, pas forcément plus réaliste, mais sérieux. Même un peu déprimant parfois, j’avoue. Et puis, j’essaie des techniques différentes. Parfois c’est foiré, et même risible… D’autres fois c’est pas mal. J’utilise mon encre de Chine, mais c’est un vieux pot dont l’encre est toute gluante, voire solidifiée dans le fond. C’est un peu dégueu, mais on peut faire des trucs originaux avec. Au pinceau, ou avec un bâtonnet de bois. J’utilise aussi ma pseudo-aquarelle.

Je ne comprends pas comment font les gens qui ne créent rien. Si je n’avais pas ça, j’aurais l’impression d’être inutile. Déjà que je n’ai pas l’impression que ma vie soit d’une importance capitale pour l’humanité, si je ne créais pas je ne servirais vraiment à rien. Là, si je meurs demain, on pourra se souvenir de moi. Si on se demande « Mais qui était Antonin Crenn ? », on pourra chercher dans mes créations. Les BD d’Anatole, c’est moi : je suis ces histoires. Torink, c’est moi. Mes dessins tristes du carnet bleu, c’est moi. Ce journal, c’est moi. Je sais que ce journal n’a aucune qualité littéraire, et ça n’a jamais été son ambition. Il est seulement le reflet de ce que je suis ou de ce que je pense être. Il y a tellement de choses que je suis et que les gens ne savent pas. Si je meurs demain, ils trouveront ici une partie de ce que je suis.

Après le départ de Benoît, j’ai eu un coup de blues. Comme un con, j’ai été faire ce que je fais quand je suis seul et que je m’emmerde. J’ai été sur ce fameux forum. Je commence à connaître ces gens. J’aime bien ce forum, les participants sont intelligents (ce qui n’est pas le cas partout), pertinents, de bon conseil. Ça fait du bien. Peut-être que j’y participerai un jour. J’ai plein de questions, auxquelles seuls d’autres homos peuvent répondre. Mais j’ai peur, si je my mets, de devenir accro. L’idéal serait d’avoir de vrais copains. C’est décidé : à la rentrée j’irai chercher Florian, et on verra ce qu’on verra.

Sur ce forum, il y avait cette question : « Feriez-vous l’amour avec vous-mêmes ? » C’est amusant, parce que je pensais à cette question justement. Je me disais que c’était une chose que les hétéros ne connaissent pas : dans l’homosexualité, on désire nos semblables. Alors, pourquoi pas soi-même ? On pourrait se surprendre, en se regardant dans la glace, à penser : « Mhm, il est mignon lui ! » Mais ce n’est pas mon cas : je ne me plais pas. Mais ce serait possible dans l’absolu. Alors qu’un hétéro devant sa glace, il ne voit qu’un mec : « Oui, et alors ? »

Je ne me plais pas beaucoup. Remarquez, en ce moment j’aime bien ma tête. Je ne me trouve pas beau gosse, non plus, mais je me dis que j’ai une petite gueule sympa. Mon allure générale passe bien aussi : je suis mince, ma silhouette n’est pas mal. Mais c’est tout. Nu, je n’ai aucun intérêt. Mon corps n’est pas terrible. C’est ma faute : jamais de sport en dix-sept ans de vie ! Heureusement que je suis jeune ! Comment je serai à cinquante ans ! C’est dommage, parce que je suis plutôt bien foutu : j’ai une bonne base, je pourrais faire quelque chose de bien de mon corps si je voulais. Tant pis. C’est sûr que, quand on voit un mec comme B*… wahou ! Pas de comparaison possible. J’ai du mal à imaginer, d’ailleurs, qu’un super beau mec puisse s’intéresser à moi. Entre une fille et un mec, c’est différent ; mais entre deux mecs, la comparaison est tellement évidente que ça peut être gênant…

Moi, on m’aimera pour ma beauté intérieure, comme on dit. Je pense que je ne suis pas inintéressant comme gars, mais il faut bien me connaître. Sinon, je suis plutôt chiant. Je suis solitaire, je ne vais jamais vers les autres. Je suis souvent triste. Je suis torturé dans ma tête. Qui voudrait d’un type pareil ? Faudrait être maso. Remarquez : moi, les types mystérieux, un peu dérangés, je trouve ça attirant… B*, dans son genre, n’est pas évident non plus. Ils sont attirants, oui, mais pas faciles à approcher !

Et puis, devoir subir mes états d’âme, mes humeurs… Tu parles d’un cadeau. Quoique… Non. Si j’avais quelqu’un, je ne serais plus comme ça. C’est ce qu’il me faut : l’amour. C’est ce qu’on me souhaiter de mieux. Je suis un grand sentimental…

Autre chose. Je me demande souvent quel mot utiliser pour dire ce que je suis. Il y a « homo » : ce mot est bien parce qu’il est neutre, mais il n’est pas très joli. Et puis, ce n’est pas un mot simple : il existe seulement par son opposition à « hétéro ». De plus, il est la version courte d’« homosexuel » et c’est un mot que je n’aime pas. C’est le mot exact, mais il est technique, froid, médical, comme un nom de maladie. Et il y a « sexuel » dedans : c’est dommage parce que l’homosexualité c’est tout ce qui va avec l’amour. Je n’aime pas cette dimension immédiatement sexuelle. Alors, il y aurait « pédé ». C’est bien. C’est plus familier, moins coincé. Mais on ne peut pas l’utiliser avec tout le monde, parce que c’est connoté péjorativement. Et puis, « pédé » vient de « pédéraste », qui n’est pas tout à fait la même chose qu’« homosexuel ». Ne parlons pas de « tapette », « pédale », « tarlouze », « tante » et compagnie, qui sont exclusivement des insultes. Alors, le meilleur serait « gay ». C’est bien, parce que c’est un mot à part entière, il n’est pas formé en opposition à l’hétérosexualité et il n’est pas péjoratif. Et puis, c’est joli (alors que l’équivalent pour les filles, « lesbienne », je ne trouve pas ça joli). Le problème, c’est : « gay », ça fait communauté, ça fait Marais, ça fait Têtu, ça fait : le mec qui va dans les bars gays et qui écoute Mylène Farmer, ça fait Pink TV, etc. Je ne me reconnais pas dans cette communauté. D’une : parce que je ne connais aucun autre gay, alors je ne risque pas de faire « communauté » avec qui que ce soit. De deux : parce que je vis comme tout le monde, que je n’ai jamais été dans le Marais, etc. Un autre truc qui me gêne : « gay », c’est une sonorité anglo-saxonne, américaine sans doute, ça fait pseudo-branché et je n’aime pas ça. Mais bon… ça reste un joli mot. Alors tout de même. Après délibération, le mot « gay » est peut-être le meilleur, parce qu’il est joli.


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Samedi 26 février 2005

J’ai laissé tomber Le mystérieux poisson rouge. C’est trop long, trop compliqué, trop prétentieux. Je veux faire quelque chose de plus léger. Dans Le poisson rouge, j’ai peur qu’on s’imagine que j’essaie de faire passer un message, une critique, des symboles… alors que je veux juste faire une BD marrante. Aussi, j’ai commencé Anatole et les trois ours. Là, c’est du délire complet, aucune symbolique sous-jacente. C’est pour rigoler, comme les deux épisodes précédents. J’ai déjà dessiné une planche. Pour ne pas me prendre la tête, j’ai refait comme avant : page A4, quatre fois trois cases. Peut-être reprendrai-je Le poisson rouge plus tard, mais pour le moment je n’en ai plus envie.

Cet après-midi, à la bibliothèque du Vésinet avec maman : j’ai rendu La confusion des sentiments et j’ai pris Brûlant secret (un autre livre de Zweig : sur le même sujet, je crois ?) et Journal du voleur de Jean Genet (j’en connais le sujet). J’avais pensé que ce pourrait être le prétexte à une discussion sur moi… Tu parles ! J’ai parlé à maman de La confusion des sentiments, mais je n’ai pas franchi le pas pour parler de moi. J’ai pas osé. J’ai tendu quelques perches, et sans doute maman n’a-t-elle pas osé non plus.

J’aurais envie de voir B* la semaine prochaine. Mais je ne sais pas quand, où, comment. Ici ? Non… Je ne serai pas seul – et je préfèrerais qu’on le soit. J’aimerais bien qu’on aille manger ensemble quelque part.

J’ai encore rêvé de lui. C’est quasiment toutes les nuits. Oh, comme d’habitude : rien de tendancieux. Il est simplement un copain, c’est très anodin. Simplement, je pense à lui. Pense-t-on aussi souvent à un ami ? Dans un de mes rêves, c’était la rentrée. Je le retrouvais. Il m’engueulait parce que je ne l’avais pas appelé pendant les vacances ! Il m’en voulait.

Je crois que là, vraiment, c’est sûr. Pas de doute possible. Pourtant, j’hésite encore à nommer ce sentiment.

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Jeudi 24 février 2005

Jeudi déjà… C’est fou comme le temps passe vite.

Hier soir, on a été à la crêperie tous les trois. Maman est en vacances pour six jours, à partir d’aujourd’hui. Cet après-midi j’ai vu Ray au cinéma avec elle.

À part ça, j’ai l’impression de n’avoir rien fait de mon temps depuis le début des vacances. Ce soir, je n’ai envie de rien. Bof… Un petit coup de blues passager. C’est rien.


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Mercredi 23 février 2005

Ce matin au réveil, je monte mon volet et… oh ! Tout ce blanc ! C’était beau. Il a beaucoup neigé et, à présent, un beau soleil.

Ce midi, j’ai eu envie de regarder le journal télévisé pour voir des images de Paris sous la neige… Ces rabat-joies ne parlent que des problèmes de circulation que ça engendre. Ce que je m’en fous, alors !

Quand je suis sorti ce matin, c’était beau et il ne faisait même pas froid. J’ai été chez le coiffeur, ça faisait longtemps. Ma coupe « en brosse » n’en était plus vraiment une. Maintenant, c’est très court. Peut-être un peu trop, mais c’est voulu : ça repousse tellement vite, alors, quand je les fais couper, c’est pour de bon. Le problème, c’est la première semaine : ça fait vraiment court, limite militaire : une tignasse beatnik serait plus en accord avec moi-même, mais ce n’est pas mon style. Je suis très passe-partout.

Comme la coiffeuse avait du retard, j’ai dû patienter en feuilletant Paris Match et L’Express. Dans L’Express j’ai lu que le Canada allait être le troisième pays à autoriser le mariage homosexuel (après la Belgique et les Pays-Bas). Plus loin dans le magazine, ce chiffre (que j’avais déjà lu ailleurs) : le taux de suicide chez les jeunes homos est de sept à dix fois supérieur à celui des hétéros. Ça ne m’étonne pas. Moi aussi, j’y ai pensé. Quand je dis que « j’y ai pensé », ça ne veut pas dire que j’ai envisagé de le faire, mais que je me suis posé la question. C’est vrai, quoi : si je suis malheureux, pourquoi ne pas me supprimer ? Ça pourrait être une solution. Mais j’ai réfléchi une seconde et je me suis rendu compte que le suicide, très peu pour moi. J’ai trouvé quatre raisons.

Un. Je suis malheureux maintenant, mais peut-être ne le serais-je plus, plus tard. Je ne crois pas au bonheur, mais je me dis que rien n’est joué d’avance. Je peux avoir une vie formidable. Si ça se trouve, j’aurai toujours une vie merdique, mais rien n’est certain. Dans le doute, autant essayer. On n’a qu’une vie, alors autant aller jusqu’au bout, pour voir comment c’est.

Deux. Se suicider, c’est valable si je n’attends rien de la vie. Moi, il m’arrive d’être malheureux, mais je ne suis pas désespéré. J’ai même un projet passionnant et ambitieux pour ma vie : faire de la BD, devenir un artiste reconnu. Il se trouve, en plus, que je crois avoir les moyens d’y parvenir. Je pense que j’ai un certain talent. Ce serait dommage de le gâcher. Dans une autre vie, j’aurais pu avoir l’ambition, mais pas le talent ; je pense avoir les deux, je dois en profiter. Je pense pouvoir faire quelque chose de bien de ma vie, même si aujourd’hui elle n’est pas terrible.

Trois. Des gens m’aiment. Si je me supprime, ça leur fera de la peine. Pire : ils culpabiliseront. C’est toujours comme ça quand quelqu’un se suicide, surtout un jeune. Je ne veux pas infliger ça à ma mère, qui est franchement formidable avec moi. Ni à ma sœur. Ni à mes amis – car j’ai la chance d’en avoir.

Quatre. Si je me tue, pour quelle raison le ferai-je ? À cause d’un malaise profond et généralisé ? certes, mais surtout à cause de mon homosexualité. Et alors ? Il n’y a pas déjà assez d’homos suicidés comme ça ? Un homo ne pourrait pas vivre heureux, il devrait se supprimer ? Pourquoi donc ? Ça donnerait raison aux homophobes : si je suis malheureux, c’est parce que je ne suis pas normal ; si je me tue, c’est parce que c’était la meilleure chose à faire.

Vous voyez : j’ai de bons arguments. D’autant plus que, si je voulais me tuer, je ne sais pas comment je m’y prendrais, du point de vue technique. Me pendre ? C’est trop long, trop douloureux, on agonise pendant de longues secondes ou minutes, c’est affreux. Se noyer, c’est pareil. Se tailler les veines aussi, mais en plus c’est dégueulasse, on nage dans son sang – moi qui n’en supporte pas la vue… Et puis, il faut réussir à se taillader : j’ai trop peur de la douleur. Les médicaments, c’est trop risqué. On ne sait pas ce que ça peut faire. On peut se rater et garder des séquelles toute sa vie. Comme quand on se jette par la fenêtre : si on se rate, on est toujours aussi malheureux, mais en plus on est handicapé. Se jeter sous un train ? Et traumatiser le conducteur, le culpabiliser, lui faire faire des cauchemars ? Il faut se suicider sans emmerder personne. Le gaz, c’est dangereux, on peut faire sauter l’immeuble. Le mieux serait un coup de revolver, mais je n’en ai pas. Et même : c’est pas si terrible, en fait, parce qu’il faut penser à la personne qui me découvrira. Il faut rester présentable. Si j’ai le crâne explosé, c’est horrible.

Tout ça pour dire que je suis encore en vie pour un bon bout de temps, si tout se passe bien.

C’est dingue comme je me sens bien en ce moment (relativement à avant, je veux dire ; car je ne crois pas au bonheur dans l’absolu).


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.