Jeudi 17 février 2005

Je ne me comprends pas. Soit je suis affreusement timide, soit je suis simplement con.

Je vous disais hier que j’avais envie de faire connaissance avec ce Florian. Le plus simple serait qu’il vienne vers moi, mais il n’a aucune raison de le faire. Je dois donc prendre sur moi, et aller lui parler. Ce ne sera pas difficile, car je sais qu’il est ouvert à l’idée de me connaître. Il n’y a aucune raison qu’il ne le veuille pas.

Ce midi, à la cantine, il était avec ***, à la table à côté de la nôtre. C’est marrant comme hasard, car je le cherchais justement des yeux. S* a été lui dire bonjour. Je me suis dit : « Il faut que j’aille le voir, après. Pas devant tout le monde, mais après, oui. » Mais, ensuite, on est sortis dans la cour. Je savais où il était : il devait être en perm. Mais je n’ai pas osé y aller, alors que j’en mourrais d’envie. Je suis rentré à la maison, en ruminant. Il fallait que j’ose, avant les vacances (après-demain) ! Je le voulais ! Et je ne l’ai pas fait.

L’après-midi, j’ai glandé. Puis je me suis rappelé un truc : mon dossier d’inscription ! Il faut que je le fasse remplir par la proviseur et une autre prof, avant les vacances ! C’est trop important. Je suis donc retourné au lycée à l’heure de la récré, pour voir cette prof. Mais elle n’a pas cours aujourd’hui : je devrai donc arriver en avance demain, pour ne pas la rater.

À ce moment, je me suis dit : « C’est la récré… Je vais peut-être croiser Florian ? » Et soudain, pan ! Qui vois-je ? Florian. Seul ! Qui a fini les cours. La situation idéale. Il faut que j’aille le voir… Et donc, que s’est-il passé ? Je me suis dégonflé. Le temps que j’hésite, il a trouvé un pote avec qui causer. Alors je me suis dit : « Je vais faire un tour dans le lycée pour reprendre mes esprits, puis revenir devant la grille et attendre que son pote se barre. Puisqu’il a fini les cours, ils sera libre. » Je me remets donc les idées en place, et je reviens. Il n’est plus là ! Merde ! Il est où ? Peut-être retenu dans la cour du lycée ? Bon. J’attends devant la grille. Si c’est ça, il finira bien par ressortir… Mais non. Je sais que non. Il est parti, tout simplement. Il est rentré chez lui.

Pour résumer : j’avais une occasion en or, et je l’ai laissée passer. Pourquoi ? Je n’avais rien à perdre, ce type ne me connaît pas ! Et je ne l’aurais pas dérangé, puisqu’il était seul. Et S* lui a parlé de moi… Et puis merde. Je m’en veux. Je suis vraiment con.

Demain, j’ai l’épreuve d’éco de 8 h 30 à 13 h 30, puis vacances. Je n’arriverai plus à le voir. Quel nul !

Je m’en veux, aussi, parce que cette petite histoire a pris une importance considérable dans ma tête, alors qu’elle ne devrait pas. Rentré à la maison, après ça, je ne pouvais plus penser à autre chose. Pourtant, si j’ai été au lycée cet après-midi, c’était pour une tout autre raison, très précise, et autrement plus importante ! J’ai ce dossier à faire remplir pour demain et je ne sais pas comment je vais m’y prendre. Mais ça me passe au-dessus.

Une autre chose qui me passe au-dessus : le bac blanc. Bon, pour l’instant j’ai tout réussi. Ce matin, c’était maths, c’était d’une simplicité terrible. Demain, c’est éco et je n’ai pas révisé, je pensais le faire cet après-midi. Je m’y suis mis à 15 h 30 et, cinq minutes plus tard, je suis reparti au lycée. Et au retour, je n’avais plus la tête à ça. Je m’y suis remis quand même : j’ai survolé six mois de cours en vingt minutes. Je ne sais pas si c’est le signe de mon grand génie, ou plutôt de ma flemme extrême. C’est pas sérieux, j’ai honte. Le pire, c’est que je m’en rends compte (puisque je l’écris), mais que je ne trouve pas la force de m’y mettre. Tant pis. Je ne peux tout de même pas foirer mes SES, ce n’est pas si compliqué, je saurai me démerder.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mercredi 16 février 2005

Et de six… Ça y est, ils sont six à savoir. Mais les deux derniers, c’est à l’insu de mon plein gré, comme dirait l’autre… Limite, un outing ! Bon, j’exagère. Ça ne me gêne pas du tout. Au contraire. Bon, j’essaie d’être un peu structuré, sinon on ne va pas y arriver.

Les deux en question sont : d’une part la sœur de S*, que je côtoie un peu, mais sans la connaître (sauf à travers ce que me raconte S*…) ; d’autre part, Florian. Lui, je ne le connais pas personnellement, je ne lui ai jamais causé. Mais je sais qui il est : un brun avec des boucles d’oreilles (c’était avant : il paraît qu’il ne les porte plus), un homo qui s’assume et qui s’affiche. C’est pour ça qu’il m’intéresse. C’est un copain de *** (la sœur) et de W*.

Bon, soyons chronologiques. Il y a quelque temps (mais elle ne m’a pas dit à quel moment précis), S* l’a dit à sa sœur. Elle y a été poussée, me dit-elle. Apparemment, sa sœur avait entendu S* me dire « Je n’en parlerai pas » (je ne me souviens pas de ça), alors, curieuse, elle avait voulu connaître le secret. Et S* a lâché le morceau. Je ne lui en veux pas. Tant que sa sœur ne le répète pas à tout le monde…

La suite. Lundi, je n’ai pas été au lycée. C’est la semaine du bac blanc : j’ai des épreuves tous les jours sauf ce lundi. S*, elle, passait sa soutenance de TPE. Elle a mangé à la cantine avec sa sœur, avec W* et avec le fameux Florian. Puis, *** et W* sont partis, et elle s’est retrouvée seule avec Florian pour discuter. Je vais essayer de rapporter leur conversation. Bon, évidemment, je n’y étais pas. Même quand on a participé à la conversation, ce n’est pas facile de la retranscrire ; alors, quand on n’y était pas, vous imaginez la galère. Je fais un effort. Ça a dû être comme ça :

« J’aimerais bien qu’on se regroupe, tous les homos du lycée, qu’on fasse une sorte d’association. Ça pourrait aider ceux qui ont du mal, ceux qui se cherchent…
— Tu crois que les autres voudront participer ? Peut-être que certains ne voudront pas s’afficher.
— Oh, tu sais, je les connais tous, les homos du lycée.
— Moi, j’ai un ami qui l’est, et qui ne l’a dit à personne.
— Ah oui ? Et ce ne serait pas le gars qui est souvent avec toi, là, euh… ?
— Oui, il s’appelle Antonin. »

Elle lui aurait parlé de moi comme ça. Ce qui me paraît très louche, c’est qu’il ne me connaît pas (ou alors, il m’a repéré sans que je le remarque ? Je lui ai tapé dans l’œil ? C’est ça ! On peut rêver). Alors, c’est forcément que *** lui a parlé de moi.

Je disais que je ne voulais pas que *** le répète à d’autres, mais je nuance : le raconter à lui, oui. C’est tout. D’une part, parce qu’il est en mesure de comprendre. D’autre part, parce que ça va peut-être me donner l’occasion de le fréquenter. Ce serait bien que je trouve quelqu’un à qui parler. Je veux dire : quelqu’un qui puisse me comprendre. Je peux en parler aux autres, mais, malgré leur bonne volonté, ils ne pourront pas se mettre à ma place. Lui, il pourrait.

Par contre, son idée d’association, je ne sais pas si S* a tout compris, mais je trouve ça bizarre… L’amicale des homos du lycée Alain ? Ça fait moitié lobby, moitié club de rencontre. Je suis circonspect, dirons-nous.

Elle m’en a parlé hier matin, sur le trajet vers le lycée. D’abord, elle m’a présenté ça différemment. Elle m’a dit : « Il y a Florian, le copain homo de ma sœur, qui est venu me parler et qui m’a dit : Je suis sûr que ton copain il est homo, moi ceux du lycée je les connais tous. » Hum… Puis, elle m’a dit : « À mon avis, ce n’est pas lui qui a deviné, c’est plutôt *** qui a dû le lui dire. » Ah ! parce que *** est au courant ? Voilà, voilà… Cette version était bien différente. Mais on n’a pas parlé longtemps. Ensuite, on a été dans nos salles respectives pour le bac blanc. C’est pourquoi je lui en ai reparlé aujourd’hui, pour connaître les détails.

Oui, donc, le bac blanc. Ce matin, histoire et géo. Ça va, c’était facile. Hier, philo et anglais. L’anglais c’était chiant, mais pas difficile. La philo, c’était génial ! J’ai choisi le sujet : « Suis-je le mieux placé pour savoir qui je suis ? » Dès que je l’ai vu, je me suis dit : « Super, c’est ce qu’il me fallait », et j’ai passé à la trappe l’autre dissertation et l’étude de texte. Ça tombait bien, car c’est une question que je me pose souvent. Pas tout à fait dans ces termes, mais bon. Je cherche à savoir qui je suis. Sur mon orientation sexuelle, mais pas seulement. Je me cherche. Et, seul, je me rends compte comme j’ai du mal à trouver des réponses. J’ai besoin d’autrui pour m’aider à me retrouver dans mon cerveau… J’ai écrit ceci : quand on explore son esprit, plus on avance profondément, plus on découvre de nouveaux chemins à explorer, alors on se perd. C’est exactement ce que je fais : je me perds. Ça se voit dans ce journal, d’ailleurs : plus j’écris, plus je trouve à écrire. Et je m’égare. Alors, une intervention d’autrui, même très simple, peut m’aider à retomber sur mes pattes. Par exemple : deux ou trois mots de B*. Ou : m’être confié à maman. Je partage mes impressions, je profite de l’expérience des autres. Ça me remet sur la bonne piste.

Demain, c’est maths. Je n’ai pas révisé. Ça ne se révise pas, les maths. Première raison : parce que c’est facile. Deuxième raison : parce que les notions apprises en début d’année servent encore en ce moment (calculer une dérivée), donc je n’ai pas pu les oublier.

Vendredi, c’est SES. Pour moi, ça durera cinq heures, parce que j’ai choisi la spécialité éco. C’est difficile de rester cinq heures. Je dois faire des pauses, m’étirer, m’aérer les neurones, me détendre la main. D’ailleurs, j’ai passé quatre heures à écrire ce matin, et ça fait encore une demi-heure que j’écris dans ce carnet… Je ne fais pas de pause, je ne me relis pas, c’est au fil de la plume. Comme j’essaie d’aller aussi vite que mes pensées, le rythme est soutenu. Ma main fatigue.

Je pense à un truc. Ça me fait un peu peur. J’ai appris que Uderzo s’était tellement usé la main, au fil des milliers de planches dessinées, qu’il ne peut presque plus rien faire maintenant. Il continue à crayonner, mais il ne fait plus l’encrage. Imaginez que ça m’arrive u jour.

Lundi, on a reçu le modem ADSL. Enfin ! C’est mon cadeau de Noël. Ça a été un bordel monstre pour tout brancher, parce que les câbles sont trop courts (ou les prises trop loin). Mais maintenant c’est bon, j’ai pu en profiter. C’est vachement bien. C’est rapide et illimité. Je peux rester une demi-heure sur une page sans avoir peur du forfait qui risque de se terminer. Je vais profiter plus souvent de MSN : avant, je m’arrangeais pour avoir toujours autre chose à faire en même temps, pour ne pas griller tout mon forfait avec ça.

Cet après-midi j’ai regardé un DVD avec Juline : La vie de David Gale, prêté par sa copine C*. Jusqu’aux trois quarts, c’est une intrigue policière assez classique. À la fin, on se dit que ça va se terminer comme d’habitude dans les films américains : on va réussir à prouver l’innocence du condamné à mort, à la dernière seconde, et happy end. Comme dans je ne sais plus quel film de Clint Eastwood où il arrive après la première injection, juste à temps pour empêcher l’injection mortelle… Eh bien, là, non. Jusqu’au bout, on y croit… et elle arrive trop tard. David Gale est exécuté. Moi, ça me plaît. J’ai horreur des happy ends trop convenues. Dans ces films-là, si on sait comment ça va se terminer, à quoi bon aller au bout de l’histoire ? Et en plus, à tous les coups, le héros et l’héroïne tombent amoureux et finissent ensemble.

Connaissez-vous le professeur Ingmar von Torink ? Quand vous cherchez « Torink » sur Google, vous en trouvez deux : le mien, et le professeur Ingmar von Torink. J’adore ce nom. Ça lui va bien ! Je ne sais pas si ça existe, un ornithorynque suédois ? Ce professeur a écrit un bouquin qui s’appelle : Réduction au facteur commun de la demi-folie… Un truc de maths. J’adore le titre. Le genre de livre que mon Torink pourrait écrire, non ?

Ça fait quasiment une heure que j’écris. Je ne vois pas le temps passer. Vous imaginez tout le temps qu’il m’a fallu pour écrire les trois ou quatre cents pages de mon journal ? Tout ce temps… Et tout ce papier, couvert de mes épanchements… Tous ces « je », tous ces « moi » !

Pour finir, un dernier truc. Je note où j’en suis dans mon auto-exploration. Aujourd’hui je me considère comme parfaitement homo, sans exclure toutefois de pouvoir être aussi hétéro (donc bi). Homo, sûr ; bi, peut-être. Il me reste quelques certitudes. C’est pour ça que je ne le fais pas encore savoir. Dire « j’aime les mecs » sous-entends « je n’aime pas les filles », or je ne veux pas renoncer aux filles tant que je ne suis pas certain qu’elles ne m’intéressent pas.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Samedi 12 février 2005

Petite fin de semaine tristounette. Jeudi, j’avais quatre heures de perm : d’habitude j’aime ça, mais là non. Les deux premières, je les ai passées seul. Une au CDI à feuilleter des bouquins. L’autre (après déjeuner) à faire un tour. Autour du lycée, il y a de grandes pelouses, et des coins plus intimes avec des arbres… Je me suis posé sur un banc, près du petit pont de bois sur le canal, où on trouve des canards habituellement (mais là, ce n’est pas la saison des canards). J’ai dessiné un peu. En gros, ce qui était devant moi. Et au milieu : un type qui pourrait être moi, l’air pensif.

L’air pensif, parce que je sais qu’il ne peut pas y avoir d’autre mot : je suis amoureux. Mais, comme je ne connais pas ce sentiment, j’hésite encore. Je réponds pourtant à tous les symptômes… Après tout, pourquoi chercher à définir ce sentiment ? On s’en fout. Même si c’est de l’amour, ça ne change rien, car ça ne pourra jamais mener à rien.

Hier après-midi, puis ce matin, j’ai guetté Benoît à la fin des cours, mais je ne l’ai pas vu. J’aurais voulu rentrer avec lui. On ne se voyait plus depuis des lustres et, ça y est, j’ai de nouveau envie de partager plein de trucs avec lui. Suite au peu de conversation qu’on a eu mardi, je peux conclure que oui, c’est toujours un ami. Je n’en étais plus très sûr, puisqu’on ne partageait plus rien.

J’ai trois amis : lui, S*, B*.

Je voulais rentrer avec lui, parce que je me suis dit que, allez, pourquoi pas, j’allais lui faire mon « coming out » (quel mot horrible) à lui aussi. J’y prends goût ! Mais vous ne pouvez pas imaginer comme c’est génial de se préparer le truc dans sa tête, de se figurer la réaction de l’autre. Ça occupe l’esprit, c’est exaltant. Après, c’est comme un effet miracle : on se sent bien. Alors, pourquoi m’en priver ? Allez, je vais le faire à tout le monde, un par un ! Mais, après lui, ce sera différent, car tous ceux qui comptent pour moi le sauront. Après, les suivants, ce sera accessoire…

S*, l’amie de maman qui a déménagé à Dijon, est arrivée hier à la maison. Ce n’est qu’une escale : elle est repartie aujourd’hui dans l’après-midi. Maman était toute contente de la revoir. Du coup, elles ont été au resto hier soir. Et Juline avait un baby-sitting. Résultat, je suis resté tout seul. Je n’ai rien fait de passionnant, mais ça m’a changé, c’était agréable. J’ai l’habitude d’être seul en journée, mais jamais le soir. J’ai bouquiné (j’ai quasiment fini Soljenitsyne). Et puis j’ai relu quelques bouts de mes vieux Fluide : je cherchais une chronique de Fioretto où il parlait de son homosexualité. C’est très court, c’est tout bête, mais je n’ai que ça à me mettre sous la dent, alors je m’en contente. Je n’ai pas encore trouvé les romans dont j’avais fait la liste mercredi. J’ai cherché à la bibliothèque du Pecq, cette fois. Puis à l’Univers du livre. Rien. Tant pis. Au fait, le prochain hors-série Fluide sera « spécial gay friendly », ça sort en mars, je le recevrai puisque je suis abonné. Ça risque d’être marrant.

Je n’ai donc pas eu ce que je voulais à l’Univers du livre, mais j’ai trouvé une merveille. Un vieux machin, je ne sais pas ce qu’il faisait dans leurs rayons : Mine de plomb et Chiures de gomme, deux beaux livres de Tardi. J’ai un peu hésité parce que c’est cher (dix-neuf euros chaque), mais je me suis décidé : Tardi est un très grand, un dessinateur d’une classe rare. Et puis, j’aime toujours les sujets de ses histoires. C’est important, parce que c’est bien beau d’avoir du talent, mais si les histoires qu’on me raconte ne me touchent pas… Chez lui, si. Et l’homme aussi est intéressant (j’ai un livre d’entretiens de lui avec Numa Sadoul) : tout me plaît chez lui : sa conception de son travail, les combats qui lui tiennent à cœur.

Hier, j’ai fait compléter mon dossier d’inscription à Duperré par mes profs. Chacun doit évaluer une série d’aptitudes, et mettre une appréciation. Ils disent tous du bien de moi ! Ça ne me surprend pas, mais ça me fait plaisir quand même. Et M. G* m’a dit : « Tu vois, j’aurais dû faire comme toi, je voulais devenir peintre ou photographe, et je suis prof d’espagnol… »

J’ai travaillé un peu. J’ai révisé la philo. Bac blanc, bac blanc ! Saloperie.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mercredi 9 février 2005

J’ai été à la bibliothèque aujourd’hui, pour chercher des romans où le héros (ou disons, le personnage) est homosexuel. C’est vrai, quoi : ils sont chiants ces hétérosexuels à monopoliser la littérature ! Les bouquins parlent tous d’amour, et à tous les coups le mec tombe amoureux de la nana. Comment veux-tu t’identifier à un personnage pareil ?

Les homos, il y en a, dans la littérature. Mais des homos normaux, assez peu. J’ai l’impression qu’ils sont souvent assez dégénérés. Des marginaux, drogués, etc. Par exemple, les bouquins qu’on a à la maison : Queer de Burroughs, c’est le pédé dégénéré dont je parlais. Il y a aussi Les lois de l’attraction de Bret Easton Ellis. Je l’ai lu, c’est un très bon bouquin, mais ces étudiants sont de sacrés dépravés ! Il y a bien ce Paul, qui a l’air un peu plus normal, mais seulement en comparaison des autres. Il est amoureux (est-ce que « amoureux » est le bon mot, euh… disons qu’il n’est pas attiré que par le sexe ?) de Sean, le pauvre. J’ai aimé le personnage. Mais, de là à m’identifier à lui… !

Sinon, j’ai lu Gide, mais je l’ai trouvé assez malsain. Il n’est pas seulement homosexuel, il est pédéraste : il est attiré par les jeunes garçons. Ce n’est peut-être pas vraiment de la pédophilie, mais ça me gêne lorsqu’il raconte ses expériences avec un jeune Arabe de quatorze ans (quand il en a vingt-quatre, je crois) dans Si le grain ne meurt.

Il y aurait bien Cocteau ? Mais il ne parle pas ouvertement de sa sexualité (sauf dans Le livre blanc, mais qui n’est pas trouvable). Il y a juste des ambiguïtés entre ses personnages… Dans Les enfants terribles, le personnage principal (je ne me souviens pas de son nom) est plus ou moins amoureux d’un garçon de son lycée. Mais c’est suggéré.

Je m’étais dit : Radiguet était l’amant de Cocteau, il doit y avoir du croustillant dans Le diable au corps ! Tu parles : c’est une histoire tout ce qu’il y a de plus hétéro.

J’ai appris il y a deux jours que Genet était homo et avait écrit là-dessus (Querelle de Brest en particulier), mais il n’ont rien de lui à la bibliothèque du Vésinet. J’irai voir à celle du Pecq.

Il y aurait Proust… Mais je n’ai pas le courage de me taper toute la Recherche du temps perdu, ni même le seul volume Sodome et Gomorrhe.

J’ai cherché sur Internet des romans plus légers, plus faciles. Je suis tombé sur un truc qui se lit facilement : Tout m’énerve de Pascal Pellerin. Je suis passé à la librairie-presse et j’ai vu qu’ils avaient la suite : Tout va bien. Je ne l’ai pas acheté : autant lire l’autre d’abord.

Avant d’aller à la bibliothèque, j’avais fait une petite liste. Je n’ai trouvé que La confusion des sentiments de Stefan Zweig, qui n’est pas homo, mais on verra bien. De lui, j’ai lu Le joueur d’échecs.

J’aimerais lire les BD de Ralf König. Mais je serais un peu gêné d’acheter un de ses bouquins, le genre « par les homos, pour les homos », vous voyez ? J’ai déjà vu un bouquin de lui à l’Univers du livre, mais la couverture et le titre étaient tellement explicites !

À part ça, je suis content de moi parce que j’ai un peu travaillé. J’ai révisé ma géographie pour le bac blanc de la semaine prochaine. J’ai surmonté cette flemme terrible qui m’a empêché de travailler une seule minute, hier et avant-hier.

Hier après-midi, je suis rentré avec Benoît. J’étais content : c’est rare qu’on se voit. Il m’a laissé entendre qu’il déprimait, ces temps-ci, qu’il n’allait pas très bien. Du coup, il n’arrive pas à bosser et, de plus en plus, il a des sales notes. Lui qui cartonnait au collège, comme moi ! Et il se désintéresse complètement de ce qu’il fera après le bac (une sorte de suicide symbolique, dit-il). Alors, on déprime et on ne bosse pas ? Tiens tiens… Ça me rappelle quelqu’un. Un de ces jours, je lui parlerai. Avec lui, j’en aurai envie.

Au fait : B* est toujours aussi beau. Je me suis permis deux audaces aujourd’hui. J’ai dit à Juline que ce B*-là était encore plus beau que celui dont elle me parlait (un ancien surveillant du lycée qui porte le même prénom). Et surtout, j’ai dit à B* (à propos de quoi ? je ne sais plus) : « Tu en connais beaucoup qui te refuseraient ça, si tu leur fais un grand sourire ? » C’est limité, comme audace, mais je me comprends. Moi, s’il me demandait n’importe quoi avec un grand sourire, je ne m’y opposerais pas longtemps.

Plus tard

Ah, ben merde ! On a un bouquin de Gide à la maison, que je n’ai pas lu, mais dont j’aimais beaucoup le titre. Beau, mystérieux, poétique : un titre qui donne envie. C’était : L’immortaliste. Eh bien, je viens de m’apercevoir que non, ce n’est pas L’immortaliste, mais L’immoraliste. Sans « t ». J’avais mal lu, et j’ai vécu dans l’erreur ! J’ai passé un an de ma vie à croire qu’il avait écrit L’immortaliste ! Remarquez, L’immoraliste est un bon titre aussi. Mais moins.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mardi 8 février 2005

C’est dingue. Je dois avoir un don surnaturel. C’est comme la fois où j’écrivais ici « Il faut absolument que je parle à quelqu’un ou je vais devenir fou » et que Juline m’a invité à parler quelques heures plus tard… Hier, je disais ma crainte que maman fasse comme si de rien n’était, depuis qu’elle savait ; eh bien, le soir même, elle me demande : « Tu en es où de tes doutes existentiels ? » J’ai juste répondu : « Au même point qu’avant. » Voilà. Elle a enchaîné sur le fait que je devrais sortir plus, voir du monde, etc. Elle a raison. Je le sais bien, malheureusement ! Je le ferai, cet effort.

Sinon, aujourd’hui au lycée, c’était une journée banale. Quoique non : c’était mardi gras, il y a eu pas mal d’élèves déguisés, c’était marrant. J’ai mangé avec les habituels : S*, B*, Lisa, Amandine, M*. Et puis Flore. J’aime bien Flore. Elle est marrante. Elle pose des questions étranges, elle est très branchée philosophie et spiritualité. Elle se pose des problèmes métaphysiques. Les autres s’en moquent un peu, parce qu’elle est très naïve quand elle parle de ça. Je crois qu’elle aime discuter avec moi, et moi de même : j’aime bien les gens avec qui on peut avoir de vraies conversations. Sans se prendre la tête pour autant, mais en allant au-delà des banalités habituelles. Et elle lit beaucoup. Il n’y a pas tellement de monde avec qui je peux partager mes lectures. Il y a Flore et ses bouquins plus ou moins mystiques, les Bernard Werber ou les Éric-Emmanuel Schmitt. Il y a Mathieu, qui ne lit pas trop de romans (sauf le Voyage de Céline), mais plutôt des bouquins d’histoire ou d’économie. Il y a Camille, assez diversifiée. M* se limite à Harry Potter. S* lit peu (elle ne trouve pas le temps), sinon ses goûts sont plutôt bien (si on excepte les Mary Higgins Clark et Autant en emporte le vent…). B*, je ne sais pas. Moi, en ce moment, je lis Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Avant, j’ai lu un Amélie Nothomb (et ça me fait penser à Adeline, qui est très branchée Amélie Nothomb).


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Lundi 7 février 2005

Je suis un naze. Bon, on le saura ! Ça fait combien de fois que tu le répètes ?

Je suis de plus en plus bizarre dans mes rapports avec les gens. Tant que c’est l’autre qui vient vers moi, tout va bien. Mais, sinon, je ne suis pas foutu d’engager une conversation. Même la plus anodine ! Je ne sais pas, je n’ose pas, j’ai peur de déranger. J’ai l’impression que les autres ne s’intéresseront pas à ce que je vais leur dire, alors pourquoi les emmerder en leur racontant ma vie ? Ils s’en foutent.

Ce matin, j’avais une heure de perm commune avec B*. J’y pensais depuis hier, je disais : super ! Je vais l’isoler, on sera tous les deux, on passera un moment sympa et je verrai alors si j’ai envie de (si j’ose) lui parler de ce qui me tracasse. Eh bien non, ça ne s’est pas passé comme ça. Je ne lui ai pas dit que j’avais envie qu’on se parle. Pourtant, cela se fait, entre amis. On peut se dire : « J’ai envie qu’on se parle. » Surtout qu’il n’avait rien prévu de faire pendant cette heure. Eh bien, on a tous été au CDI – S*, B*, moi et d’autres – et on a bossé – enfin, pas moi. Puis, on a mangé comme d’habitude (mais sans M*, qui est rentrée chez elle parce qu’on n’avait pas cours de la journée, puisque M. A* nous a lâchés). Puis, ils sont allés en cours, et voilà. Je suis rentré chez moi. Mais pas tout de suite. Pour rentrer chez moi, je dois traverser une pelouse. J’ai eu envie de me poser sur un banc, il faisait beau, je pensais que je serais bien. Je n’avais rien à faire à la maison. J’ai sorti mon carnet de croquis et un crayon, et j’ai dessiné l’arbre devant moi. Un gros arbre sans feuilles – on est en hiver. Je ne dis pas qu’il est réussi, mais il n’est pas raté. C’est un arbre, quoi. Puis je suis rentré chez moi. Il était à peine 13 heures et je ne savais pas quoi faire. Théoriquement, j’aurais dû travailler. On passe un bac blanc dans une semaine. Mais je n’ai rien fait d’intéressant. Je me suis ennuyé. Puis j’ai cherché quoi faire. Je me suis collé devant l’ordinateur. On a toujours pas l’ADSL, mais je me suis permis quand même de passer un bon moment sur Internet. Des sites sur l’homosexualité. Et surtout des forums. J’apprends plein de trucs. Je suis aussi tombé sur un site, entièrement consacré au coming out. Avec plein de témoignages. Il y a des coming outs plus ou moins réussis, mais ils sont tous intéressants. Finalement, le mien est un peu foireux. Certains le font à quinze ans, d’autres à vingt ans. Moi, à quinze ans, j’aurais été incapable de dire quoi que ce soit sur ma sexualité. C’est tôt, pour être sûr… Et le faire à vingt ans, je ne pourrais pas. Ça voudrait dire : attendre encore trois ans à souffrir seul dans mon coin ? Je suis bien content d’en avoir parlé.

Quand je dis que c’était foireux, c’est parce que ce n’est pas un vrai coming out, du style : « Maman, il faut que je te dise : ton fils est homosexuel. » Moi, c’était tout bête : j’ai confié les soucis que j’avais dans la tête, et puis voilà. Je ne suis même pas sûr d’être pédé que je confie déjà mes doutes à ma mère… D’habitude, ça se passe autrement : d’abord on cogite seul, puis on acquiert la certitude, ensuite on fait son coming out auprès des copains, et en dernier on le révèle à sa mère…

En fait, ça me paraît précipité. Comme si j’avais voulu rattraper le temps perdu. Pendant seize ans, je ne me suis intéressé à personne. À seize ans et demi, j’ai l’impression d’être homo. Quelques mois plus tard, je le dis déjà à mes amis et à ma mère… C’est trop rapide ! (Mais, remarquez que je n’avais pas prémédité de le dire à maman : c’est parce qu’elle se faisait du souci ; mais j’aurais pu éluder la question… donc, si je l’ai dit, c’est que je l’ai voulu). Ce n’est donc pas un coming out dans les règles de l’art. En fait, il n’y a qu’avec S* que j’en ai fait un vrai : je lui ai bien dit que j’étais homo, non pas que j’avais des doutes. À vrai dire, je m’en fous. Je n’ai pas tellement envie d’en parler avec elle.

En lisant ces témoignages, je remarque que ma méthode est la plus originale… Les autres coming outs sont d’un banal ! La méthode « Riri le Clown » reste inédite (ha ha).

J’ai lu aussi, dans la rubrique « conseils » de ce site, ce qu’il faut chercher à éviter absolument : après le coming out, il ne faut pas que tout redevienne comme avant, que la personne fasse comme si de rien n’était. Ce serait comme si la porte avait été ouverte (au prix de quelle difficulté !) et se refermait aussitôt. Il faut la laisser ouverte ! C’est à cela que ça sert : que je me sente soulagé, que ce ne soit plus tabou, que j’en parle librement ! Que j’ose dire : « Tiens, il est pas mal, lui. » Que ma sœur me dise : « T’en penses quoi, de lui ? » ou « Les amours, ça marche ? » Bref, ce que les gens normaux disent entre eux. Moi, j’ai l’impression d’être asexué. Exemple : Juline a été a une soirée. On l’a interrogée pour savoir s’il y avait des beaux mecs, si elle s’était faite draguer. Les conneries habituelles. Moi, on ne me parle pas de ça. Avant, on me parlait vaguement des filles (mais vaguement, parce que je ne montrais pas tellement d’enthousiasme), mais maintenant, plus rien. C’est sans doute normal. Cela fait peu de temps, il faut les laisser s’habituer. Oh, et puis, de toute façon : ai-je vraiment besoin de parler de ça avec elles ?

C’est vrai que je suis sacrément coincé. Peut-être à cause de mon homosexualité : je n’oserais pas parler de sexe et d’amour, parce que je ne suis pas comme les autres, alors j’aurais pris l’habitude de ne pas en parler… Mais peut-être suis simplement coincé. Voilà.

Même quand j’écris, j’ai du mal à me désinhiber. C’est dingue ! Alors que personne ne lira ce journal ! Par exemple, avant que je reprenne l’écriture de ce journal il y a un mois et demi, je crois que je n’ai pas parlé de sexe une seule fois. Alors que c’est une de mes préoccupations, comme tout le monde. Ou alors, des allusions tellement détournées que moi-même, en me relisant, je ne me souviendrais pas de quoi il s’agit. À l’instant, encore : quelques pages plus tôt, j’ai hésité au moins quinze secondes pour décider si j’écrirais le mot « masturbation ». C’est ridicule ! Pourquoi ne l’écrirais-je pas ? C’est quelque chose de normal, je n’en ai pas honte. Alors ? Eh bien, je suis coincé, voilà.

Tiens, puisque j’en arrive à parler de ça, allons-y. Quand je le fais, je pense à ce que je fais, c’est tout. Je n’arrive pas à m’imaginer faire quelque chose avec quelqu’un. Je n’ai pas assez d’imagination, sans doute. Et je ne sais pas à qui penser. Une fille ? Un mec ? Ça dépend. En ce moment, bien sûr, c’est plus souvent un mec, mais j’essaie parfois une fille pour voir la différence, et il n’y en a pas. De toute façon, je n’arrive pas à fantasmer longtemps. Je pense juste à ce que je fais, et c’est tout. Je n’ai jamais de photo, de bouquin ou quoi. Pour les mêmes raisons. Parce que les trucs érotiques que je pourrais trouver sont avec des nanas, et ça ne me branche pas. Des trucs de mecs, je sais que je pourrais en trouver sur Internet, mais le porno ça ne me tente pas. De toute façon, j’imagine mal faire ça devant l’ordinateur ! J’aurais l’air con ! Et l’ordinateur est dans le salon.

Imaginer : je veux bien, moi, mais c’est pas évident. L’imagination doit se fonder sur quelque chose, pour inventer. Mais sur quoi ? Ça me gêne de penser à des personnes précises, de faire ça en pensant à untel ou untel. B*, par exemple, imaginez ! Ça ne doit pas être désagréable, de penser à un beau mec comme lui… mais un ami, non, je ne peux pas. Ou alors, un simple pote. Ou un mec quelconque de ma classe. Ou Étienne.

C’est troublant, comme le temps me semble distendu… C’est difficile à expliquer. Cette année scolaire est bizarrement lente ou rapide… Je vais essayer d’être clair. Le premier trimestre (je l’arrête à mon Riri le Clown à B* et aux vacances de Noël, où j’ai recommencé à écrire) est objectivement long : septembre, octobre, novembre, la moitié de décembre. Je me souviens qu’il m’a paru interminable. Je ne faisais que déprimer, parfois sévèrement. Je m’ennuyais, je cogitais, je m’enfermais dans un drôle de silence. Eh bien, aujourd’hui, j’ai du mal à me souvenir de cette époque. Elle me paraît tellement lointaine ! Sur le moment, ça a duré une éternité, maintenant je trouve que c’était très court. Pour plusieurs raisons. Un : j’ai du mal à rassembler des souvenirs de ces trois mois et demi, comme si je n’avais rien fait pendant ce temps ; j’en conserve autant de souvenirs que d’une période de quelques semaines. Deux : considérant mon éveil à la sexualité, c’est quasiment là que tout s’est joué. C’est à partir de septembre que j’ai commencé à me considérer réellement comme homosexuel (après quelques doutes dans les deux ou trois mois précédents) et j’ai fait mon premier coming out (je déteste ce mot !) en décembre. Trois mois pour réfléchir. Si peu de temps pour comprendre ma sexualité et me déterminer pour toute une vie ? Comme c’est court ! Je regrette tellement de ne pas avoir écrit pendant cette période. J’aurais dû consigner sur le papier toutes mes impressions, pour m’en souvenir plus tard. Déjà aujourd’hui, je ne me rappelle plus le cheminement exact qu’a suivi mon esprit d’alors… J’aurais aimé avoir trace du moment où l’idée seule d’homosexualité a germé en moi… Je n’arrive pas à le déterminer avec précision. En plus, j’étais encore plus coincé que maintenant, et terriblement prude dans mon journal. Résultat : j’ai écrit régulièrement, d’octobre 2003 à juillet 2004, et pas une trace de mes doutes. Pourtant, j’ai commencé à en avoir vers la fin de l’année scolaire… Juste une ou deux allusions, du genre : « Je suis seul, je n’ai pas de copine, je ne comprends pas pourquoi je ne suis pas amoureux, je ne suis pourtant pas pédé… » Ben si, mon vieux, t’es pédé !

Alors je retiens la date de la rentrée du 6 septembre, quand j’ai vu Étienne, qui a été le déclic. Je me plais à considérer cette date précise. Je sais que ce n’est pas possible d’avoir une date où tout bascule. Le seul fait de me dire, ce jour-là : « Ce type est trop beau, ça y est, je suis homo » implique de m’y être préparé avant. Ces idées n’arrivent pas toutes seules.

Vacances d’été : doutes, interrogations. Rentrée de septembre : déclic, révélation. Septembre à décembre : certitude et déprime. J’aurais dû écrire tout ça !

Ensuite, la deuxième période : des vacances de Noël jusqu’à… (ce n’est pas fini). Une période brève : un mois et demi. Et qui me semble tellement longue quand je l’observe ! Et qui m’a parue tellement courte quand je l’ai vécue ! Il s’y est passé des tas de choses incroyables : quatre « coming outs » en un mois ! À B* la veille des vacances, à S* à la rentrée, quinze jours plus tard à Juline, et deux jours après à maman. Ma vie a changé. L’image qu’on a de moi a changé. Tout a changé pour moi en si peu de temps.

De cela, je me souviens de tout. Probablement parce que je l’ai consigné consciencieusement dans ce journal : j’ai essayé de restituer le plus fidèlement les cheminements de mon esprit, qui est assez tordu, alors ce n’est pas facile. Je persiste à dire que ç’aurait été si intéressant d’avoir aussi mes pensées d’avant la révélation…

Il faut que j’arrête d’écrire. J’écris depuis 17 heures et il est 18 h 47. Ce n’est pas sérieux. J’ai encore des choses dire : plus on écrit, plus on trouve à écrire. Mais il faut que j’arrête. Je n’ai rien fichu de la journée. Je n’ai même pas travaillé. J’ai honte d’avoir dit à maman que, si, j’avais travaillé. Je ne peux tout de même pas lui dire : « Je suis à quatre mois du bac, je prépare un concours très difficile pour mai, la semaine prochaine j’ai un bac blanc, mais je n’ai pas travaillé. D’ailleurs, je n’ai pas bossé depuis plusieurs mois… » Elle se rend bien compte que je ne suis pas un bourreau du travail. Mais à ce point ?


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Dimanche 6 février 2005

Il est 19 heures. Je me rends compte que je commence souvent à écrire vers cette heure-ci. C’est le moment idéal pour écrire un petit quart d’heure – et plus si affinités. Là, on est dimanche, donc c’est différent, mais en gros mes journées sont comme ça : je rentre du lycée entre 16 et 18 heures selon les jours, puis je travaille (plus ou moins) et je vaque à mes occupations. Le soir après manger, je ne travaille jamais. Je ne peux pas. Alors je fais tout avant. On mange vers 19h30 ou 20 heures. Après, je regarde la télé ou, souvent, je lis peinard. C’est pourquoi je n’ai pas grand chose à faire à 19 heures. Je commence à tourner en rond. Je considère que la journée est terminée – alors qu’il reste plusieurs heures. Je n’ose rien commencer de long, parce qu’on ne va pas tarder à manger. Alors je me dis : « Et si j’écrivais un peu ? »

Aujourd’hui, je me suis levé assez tôt. J’ai pu m’aérer la matin. J’aime bien faire un tour au marché, rapidement, juste pour voir. Je regarde toujours ce que propose le bouquiniste, mais je n’ai jamais rien acheté. Ce matin, j’ai acheté le pain et Studio. C’est pour maman que j’achète Studio, mais elle a tellement peu de temps qu’elle le lit avec trois mois de retard. Moi, je le lis en marchant, en rentrant à la maison. C’est agréable, malgré le petit vent frais. Ça fait peu de temps que je m’intéresse au cinéma. Un an ou deux, peut-être. J’ai vu de très bons films ces derniers mois. J’irais plus souvent au cinéma si c’était moins cher. C’est dingue : je suis en train de raconter des trucs vraiment inintéressants… Remarquez, ce n’est pas plus passionnant, d’habitude, quand je me répands en états d’âme sur des dizaines de pages…

Cet après-midi, j’ai terminé Le dernier chocolat de la boîte. J’ai fait sept ou huit planches d’un coup, ça m’a pris peu de temps, je vous ai expliqué pourquoi : je n’ai quasiment que les bulles à dessiner et, de temps en temps, la main du gourmand qui vient manger les chocolats. C’est marrant, mon truc. C’est fait pour être lu en cinq minutes : je l’ai fait pour m’amuser.

C’est un peu ça, ma conception de mon travail, quand je fais mes BD. Je ne veux pas passer des heures à fignoler un détail que personne ne remarquera, ou qui sera survolé en une seconde. Quand je fais Anatole Lebrun, j’impose moi-même un rythme de lecture rapide, en découpant d’office ma planche en quatre fois trois cases, toutes de même taille, quelle que soit la scène que je raconte. Du coup, je sais à quelle allure ce sera lu, et je ne me prends pas la tête à soigner les décors… ni même les personnages ! S’il y a un trait foireux, tant pis. De toute façon, le personnage est dessiné cinquante fois dans toute l’histoire, alors, si je le rate une fois, qui s’en rendra compte ? Et même, sans penser au lecteur, je trouve ça mieux pour moi. Mon dessin progresse plus si je dessine beaucoup (et donc rapidement) que si je m’acharne deux heures sur un même dessin. Pour Le dernier chocolat de la boîte, le format de la planche est un A5. C’est pour dire : « Je ne me prends pas au sérieux, je ne me suis pas foulé à les dessiner, elles ne méritent pas un grand format. »

La technique de la même case répétée vient de Trondheim, c’est à lui que j’ai pensé. Comme dans Le dormeur, par exemple. Ou cette BD de deux pages dans Spirou : « Les morilles » (un plan fixe de deux morilles qui discutent). Il y a aussi Starsky la palourde et Hutch la moule de Larcenet. Mais bon, moi, ce n’est pas exactement la même case, puisque je supprime les chocolats un à un. Et je change la luminosité, en fonction de si la boîte est ouverte ou fermée. Et la main qui intervient parfois. Ma BD est presque oubapienne !

Plus tard

J’ai fait lire Le dernier chocolat à maman et Juline, ça a eu l’air de plaire. Je l’ai donné à maman pour qu’elle le photocopie.

À part ça, je dessine peu en ce moment. Je n’ai rien dessiné depuis longtemps dans mon carnet bleu. Mais je dessine dans les marges de mes cours (« Tout jeune, déjà, il dessinait dans les marges de ses cahiers… »). Je fais presque toujours la même chose : des visages d’hommes dans un style assez réaliste, et souvent pas très gais. Avant, je ne dessinais jamais dans ce style, j’étais infoutu de faire un personnage un peu réaliste. À force de griffonner ces têtes dans mes cahiers, ça commence à ressembler à quelque chose… Après, je les efface – sauf s’ils sont vraiment bien – parce que j’ai du mal à réviser des cours pleins de petits dessins… La semaine dernière, j’en ai fait un beau dans mon TD d’anglais. Pas super bien dessiné, mais ça dégage quelque chose. Assez déprimant (c’était le but).

Ha ha ! Demain matin à 8 heures : bac de sport ! Je me marre.

Vous avez vu ? Je n’ai pas du tout parlé de mon sujet d’angoisse favori aujourd’hui. Je ferais donc des progrès ? C’est vrai que j’y pense moins, et que je souffre moins : c’est le fait d’avoir parlé. Maintenant, quand je ne vais pas bien, les gens savent pourquoi. Mais j’y pense toujours ! Si je n’en parle pas aujourd’hui (oups ! ça y est, j’en ai parlé), c’est parce que je n’ai rien de nouveau à en dire. Pas de nouvelle émotion, pas de nouveau doute, pas de démonstration à mener. Alors, je pourrais me répéter et me lamenter, mais ça ne ferait pas avancer le schmilblick. J’en ai marre de déprimer : j’arrête. Ça fait déjà plusieurs jours que j’ai arrêté, je tiens bon !

Quelle prétention… Tout ce que j’écris ici, ce sont des bavardages d’adolescent qui s’imagine que ses problèmes sont uniques et qu’il traverse une crise existentielle comme on n’en a jamais vue… Mais tu n’es qu’un type normal, qui se prend la tête pour des conneries dont tout le monde se fout… Quelle vanité (dans les deux sens du mot) ! Il se la joue poète torturé, alors qu’il n’est qu’un gamin qui se répand en considérations futiles…

« Vanitas vanitatum, et omnia vanitas », comme le dit M. Novembre (Théodore Poussin tome 1 : Capitaine Steene).


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Samedi 5 février 2005

Ce matin, contrôle de maths. Rien de plus facile, comme d’habitude. Les maths, j’ai toujours considéré que c’était le plus facile. C’est toujours la même chose.

Ma semaine ? Depuis mercredi, M* est absente. Elle est malade ! C’est pas très gentil de ma part, mais : ça ne m’a pas déplu. J’ai eu plus de place en cours – j’aime bien être seul à ma table. Et surtout, B* était plus accessible. On a pu causer un peu. Pas forcément de sujets très profonds, mais simplement se voir. C’est un ami, quoi.

Hier, M* est passée chez moi, prendre les cours à rattraper. Elle n’est pas entrée, seulement « passée ».

Jeudi, j’ai eu sport. Je le redoutais depuis plusieurs jours… Finalement, ça ne s’est pas passé plus mal que d’habitude. Mais j’ai horreur de ça, que voulez-vous ! Je passe l’épreuve du bac lundi prochain. Ça va être une catastrophe. Mais je m’en fous ! Je n’y pense même pas. Ce qu’il y a de bien, c’est que ça me fera rater le cours d’éco. Je n’aurai qu’une heure de cours dans la journée, parce que les profs d’anglais et d’espagnol seront absents. J’aurai de la perm, et la perm c’est super.

Enfin, ça dépend avec qui. S*, elle bosse, alors c’est pas marrant. Il faut que je me trouve avec des tire-au-flanc comme moi, c’est mieux… mais pas le premier cancre venu, non plus ! L’idéal, c’est Mathieu. Ce type est une vraie tronche, j’aime bien causer avec lui. Jeudi après-midi, on avait deux heures de perm, je les ai passées avec lui et Jérôme. Jérôme, c’est le genre de type que je trouve infréquentable, mais que je fréquente quand même. Le genre de type que je rangerais volontiers dans la catégorie « facho », mais facho au sens large. Attention, portrait : son père est militaire et, lui, il est fasciné par l’armée. Il veut devenir flic – à l’antigang, ou quelque chose comme ça. Il fait un TPE sur les centrales nucléaires. Il prend des cours d’arts martiaux ou d’autodéfense. Il s’habille en kaki. Il est (à mon avis) assez intolérant. Mais j’aime bien causer avec lui : c’est intéressant. Il est intelligent. Ce n’est pas le con de base, il sait de quoi il parle. Et il n’est pas si intolérant que ça, finalement puisqu’il parle avec un gauchiste comme moi (il ne sait pas que je suis pédé). On a donc causé tous les trois, un petit débat sympathique qui ne devait pas voler bien haut, une discussion politique au CDI sous l’œil amusé de Martin, le surveillant. À la fin – on allait quasiment rentrer en cours –, on a dérivé. On a parlé d’homoparentalité. Et des enfants qui vivent avec des parents séparés. Mathieu dit qu’il est contre l’homoparentalité : c’est trop perturbant pour l’enfant, il lui faut un repère masculin et un repère féminin pour se développer normalement. Un garçon qui a deux mères ne peut devenir que pédé ! Moi, je n’aime pas ce discours – même si c’est peut-être vrai ? Bêtement, je fais le parallèle avec les familles monoparentales : si on peut vivre avec une mère et pas de père, alors pourquoi pas deux mères ? Il n’est pas d’accord : il dit que les enfants de parents séparés sont perturbés, eux aussi. Alors, bêtement, j’ai voulu prouver que non – alors que ça me perturbe, moi, de ne plus avoir mon père. Et j’ai pris B* à témoin, qui était là. C’était stupide de ma part, parce qu’il vit très mal sa situation. J’ai essayé de m’en sortir en disant : « C’est différent. Un enfant qui a un père, mais qui ne vit pas avec lui, est malheureux. Ce père lui manque. Mais s’il a deux mères, il n’a jamais eu de père, donc ce père ne peut pas lui manquer. » Je pense que c’est vrai.

Le soir, j’ai envoyé un mail à B*. Je voulais rapidement m’expliquer, parce que j’avais peur qu’il n’ait pas aimé que je parle de lui. Je lui ai expliqué que, en fait, c’est moi-même que j’essaie de persuader que le fait de ne plus avoir de père n’a aucune incidence sur mon développement. En clair : s’il s’avère que je suis pédé, je ne veux pas croire que c’est dû au manque de repère masculin dans ma famille, au fait d’avoir grandi avec ma mère et ma sœur… Cette idée ne me plaît pas du tout. Je préfèrerais que l’homosexualité soit innée, et non acquise. Que personne n’y puisse rien. Que je sois né comme ça.

Si on lit Freud – j’en ai lu des petits bouts, juste pour me renseigner –, on voit que je correspond vachement à son schéma. Pas de père, d’où : complexe d’Œdipe mal résolu, d’où sexualité perturbée. Pas de référent homme, donc pas d’identification, donc : homosexualité. Paf. C’est donc à cause de mon enfance. C’est un peu simpliste, je trouve !

Plus tard

J’ai lu Vacances de printemps, le Lapinot écrit par Frank Le Gall. Il est terrible ! Puis on a regardé tous les trois Mystic River de Clint Eastwood. Maman a loué le DVD. On est des gens modernes à présent.

Je reprends ce que je disais ce matin. Je vais l’écrire comme un dialogue. Vous allez penser que la référence est prétentieuse, mais c’est un peu comme Platon et ses dialogues philosophiques : quand on a quelque chose à démontrer, c’est plus simple en dialogue. Ce dialogue est entre vous et moi. Je commence, si vous permettez :

« Je pense que, si je suis homo, je suis né comme ça.
— Tu nies l’évidence ! Tu correspond exactement au schéma, tu es presque un cliché. Tu n’as plus de père et, même avant ça, tu ne vivais pas avec lui. Tu évolues dans un milieu féminin.
— Alors, l’homosexualité est le résultat de la situation vécue dans l’enfance ?
— Oui.
— Alors, mon oncle G*, le frère de ma mère : il n’a pas connu son père et, pire que moi, il a vécu avec trois sœurs ! Eh bien, il n’est pas pédé. À l’inverse, certains le sont, alors qu’ils ont grandi dans un schéma familial traditionnel.
— Tu prends un cas très précis, d’un côté, et de l’autre côté tu dis ce mot flou : « certains »… Il y a toujours des exceptions…
— Tiens donc ? Alors, à quoi ces exceptions seraient dues ?
— À la manière dont l’enfant a vécu la situation, avec sa sensibilité propre…
— Ah ? Il y a donc quelque chose, chez ces enfants, qui fait qu’ils vivent les événements d’une manière différente ? Et cette différence, à quoi tient-elle ?
— Euh…
— Voilà : c’est inné. Si cette situation m’a affecté de cette façon, moi, c’est parce que j’étais déjà homo ou destiné à le devenir. Alors qu’un autre aurait continué à se développer normalement, entre guillemets.
— Ouais, ça se tient.
— Bien sûr que ça se tient, eh. »

Voilà ce que je pense, en gros. Je dis peut-être des âneries, mais je crois que ça a le mérite d’être réfléchi.

Je ne sais pas si c’est bien de m’analyser autant. Ça devient une manie : tous mes sentiments, j’essaie de les comprendre. Le plus souvent, je ne les comprends pas, et je les maîtrise encore moins… mais je les ai retournés dans tous les sens. Je pense que ça va m’aider de faire cela. Mais d’autres fois, je me dis qu’il faudrait que j’arrête de me prendre la tête. D’une part, parce que je me torture, et que ce n’est pas bon pour le moral. D’autre part, parce que j’ai peur, à cause de ça, de perdre en spontanéité. Que mes sentiments, à force d’être analysés, deviennent artificiels. Après tout, le sens commun fait de la spontanéité une qualité. Je ne veux pas devenir un intellectuel torturé, un poète maudit, ou je ne sais quel génie malheureux. On peut vivre heureux et insouciant, non ? Je ne sais pas. J’ai tendance à penser que les insouciants – dont M* est l’archétype – finiront par tomber de très haut. Ou bien qu’ils resteront insouciants, mais passeront à côté de beaucoup de choses dans leur vie.

Quand je m’analyse ainsi, c’est de mes doutes sur ma sexualité que je parle. J’ai peur de me mettre de fausses idées en tête. De me monter le bourrichon en me persuadant que je suis homo. Ce que je devrais faire, c’est : me laisser aller, faire selon ce que je ressens. Mater qui je veux sans me demander pourquoi je mate untel plutôt qu’une telle. Tomber amoureux, peu importe si d’une fille ou d’un garçon. Hum, hum… C’est bien joli, tout ça, mais je me connais !

Et maintenant, que vais-je faire ? Travailler ? Pourquoi pas… Hin hin, quelle naïveté ! Comme si j’allais travailler…

J’ai trouvé un texte de Nietzsche incroyable en feuilletant le manuel de philo. J’ai lu les textes de Schopenhauer, ça me parle, mais c’est tellement noir ! J’ai lu un peu Nietzsche aussi. Je suis tombé sur ce texte qui m’a bluffé. L’« espèce d’hommes rares » dont il parle, j’ai l’impression que c’est moi. J’en cite un morceau : « Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur si cela est nécessaire. Mais autrement, ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d’ennui pour que le travail puisse leur réussir. […] il peut faut le supporter, en attendre l’effet à part eux […]. Chasser l’ennui, de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. »

Voilà pourquoi je passe tant de temps à ne rien faire : il vaut mieux ne rien faire que faire une chose qui ne me plaît pas. Quelle présomption de prendre Nietzsche comme alibi de ma fainéantise !


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Lundi 31 janvier 2005

Cela fait longtemps que je n’ai rien écrit, je m’en étonne moi-même. Remarquez, tant mieux. C’est parce que je n’avais rien de très embêtant qui traînait dans ma tête, la semaine passée.

Schopenhauer a dit que la vie était un balancier qui oscillait entre souffrance et ennui. Cette semaine, mon balancier était coincé sur ennui. Quand j’évoque l’ennui, ça ne veut pas dire que je me suis fait chier. Non, je lui donne un autre sens – qui n’a peut-être rien à voir avec celui qui lui donne l’ami Arthur, allez savoir ; je me l’approprie. Je veux dire qu’il y a des moments où je cesse de me torturer avec mes questions et mes obsessions, et que je les oublie en me consacrant à autre chose. Une sorte de routine réconfortante. Par exemple, j’ai travaillé assez longtemps. Une routine confortable, donc, mais pas très folichonne. D’où l’ennui.

Aujourd’hui, mon balancier s’est décoincé et est reparti sur « souffrance ». Oh, je me connais, ça ne va pas durer. C’est le coup de blues du lundi. J’ai passé deux jours (complets, car je n’avais pas cours ce samedi matin) seul, dans un autre univers. Puis, le lundi : brusque retour au lycée et à la réalité. Le porc-épic de Schopenhauer se rapproche de ses semblables et ça lui fait mal. Il se sent terriblement seul quand il y a du monde autour de lui. Quand il est réellement seul, il ne sent pas la solitude. La solitude, c’est par rapport aux autres. Sans les autres, je vais très bien, merci. Au milieu des autres, c’est très dur. Je ne suis pas comme eux. Je n’ai rien à leur dire.

Et puis, j’ai une complication. La personne dont je recherche la présence, que je me surprends à guetter, à attendre, eh bien… en sa compagnie, je suis tout bête, intimidé, et je me dis que je suis un pauvre type, ridicule. Alors, je l’évite. Mais c’est nul, parce que je sais qu’il n’est pas loin. Et je pense à lui. C’est terrible. En plus, aujourd’hui, il portait un simple t-shirt, pas de pull, alors ça ne m’aide pas à garder les idées claires. J’aime tout en lui. Il est beau, il est élégant, il est intelligent, il est intéressant, il est un peu mystérieux. Mais il ne voit que M*.

Mais que lui trouve-t-il ? Lui, qui est un type compliqué, secret, introverti, intelligent, que trouve-t-il à cette fille, qui est l’archétype de la jolie fille qui ne se pose jamais de questions ? Quand je suis bien luné, je dis qu’elle est insouciante. Quand je le suis moins, je dis qu’elle n’a rien dans la tête.

Elle se sert de lui. Moi qui suis obnubilé par lui, je n’arrive pas à être objectif et à me dire qu’il est faible ; je me dis plutôt : « Le pauvre, elle lui fait croire des trucs, il est accro, c’est terrible pour lui. »

Alors, M*, je ne peux plus la voir. Je lui en veux. Par exemple, le midi : avant, on mangeait tous ensemble ; maintenant, elle a décidé de faire bande à part et elle nous accapare B*. S* aussi lui en veut. Elle ne vient plus nous parler que par intérêt.

Par obligation, je suis à côté d’elle dans de nombreux cours. Mais on trouve le moyen de se séparer, petit à petit. Au moins, il y a cela de bien : c’est clair entre nous, c’est réciproque. Elle n’a jamais été une grande amie, juste une copine avec qui je me suis mis en début d’année, par défaut – pareil pour elle, avec moi. Elle est bien gentille, mais on n’a rien en commun. Elle doit bien se faire chier avec moi, la pauvre.

En tout cas, je suis bien accro à B*. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je n’ai rien demandé ! Comment fait-on pour se retirer quelqu’un de la tête ? Je sais que c’est ridicule, que ça ne mène à rien, que je me fais du mal. Et ça pourrait être gênant pour lui, à cause de mon attitude bizarre. Je me confie à lui comme à un ami – qu’il est – et quand je le vois en face, je fais comme si de rien n’était, je me sens drôle, je me sens con.

Aujourd’hui c’est l’anniversaire de S*. Je suis gêné parce que, au mien, elle m’a offert un super cadeau, et que je n’ai pas eu d’idée pour elle. Alors je lui ai fait une carte et un dessin. C’est le truc facile, pour moi. Ça a eu l’air de lui faire plaisir.

Samedi, c’était les portes ouvertes des quatre écoles d’arts appliqués de Paris. J’hésite encore entre Estienne et Duperré, mais c’est Duperré qu’on a visité. Je vais adorer étudier là-bas, si je réussis. Rien que d’aller à Paris, l’idée me plaît. À chaque fois que je suis à Paris, je suis comme un gamin. Je trouve tout beau. C’est fantastique, pour moi. J’aime l’ambiance des rues, les petits bistrots – samedi midi avec maman, on a mangé un croque-monsieur dans un bistrot –, le fait que le moindre bâtiment soit un monument, et que c’est là que tout se passe. Vous voyez, je suis d’une naïveté terrible, mais ça me fait du bien. J’ai été enthousiasmé par les travaux exposés. C’est exactement ce que je veux faire. Mais la barre est très haute. J’ai peur de ne pas réussir le concours.

Maman est en congés. Juline commence ses vacances d’inter-semestre (elle a eu d’excellentes notes à ses partiels, même un 18 avec félicitations du prof ! après quatre années de lycée au ras des pâquerettes, ça fait sacrément plaisir). Elles ont été acheter ensemble un lecteur DVD. Ça y est, on s’y met, on vit avec notre temps. On l’a testé ce soir. Les seuls DVD qu’on a pour l’instant, ce sont ceux du magazine Studio. Je les regardais sur le PC, mais maman et Juline jamais. Je ne pense pas qu’on achètera des DVD, c’est trop cher : maman en louera au CE de son boulot, comme elle le fait parfois avec les cassettes – mais elle a de plus en plus de mal à trouver des cassettes, maintenant.

Au festival d’Angoulême : meilleur album, Poulet aux prunes de Marjane Satrapi. Je ne l’ai pas lu, mais j’ai beaucoup aimé Persépolis et Broderies. Meilleure série : Lapinot (vive Lapinot !). Prix du patrimoine : Le Concombre masqué (mythique !). Blankets n’a rien eu. Meilleur scénario : Comme des lapins de Ralf König : décidément, il me le faut. Mercredi, j’ai acheté Libé, illustré par des auteurs de BD. Et c’est le Concombre à la une !

Mardi dernier, j’ai commencé une BD marrante. C’est très con, mais ça me fait rire. Je venais de finir une boîte de chocolats et je me suis demandé : « À quoi peut penser le dernier chocolat de la boîte ? Est-il content d’avoir survécu plus longtemps que les autres ? Ou au contraire, est-il vexé d’avoir été choisi en dernier ? » J’ai eu l’idée d’en faire une histoire. Ça se présentera comme ça : douze pages A5 de quatre fois trois cases. C’est toujours la même case : six chocolats à l’intérieur d’une boîte. Je les ai dessinés une bonne fois pour toutes, puis copiés-collés douze fois par page sur l’ordinateur, et imprimés. En fait, ce n’est pas toujours la même case : au début, ils sont six, puis cinq, etc., jusqu’au dernier. Qui sera mangé le dernier ? Je n’ai pas beaucoup avancé depuis. C’est rapide à faire (je n’ai que les bulles à ajouter), mais je n’en ai pas trouvé le temps. Et puis, il y a des moments où je trouve ça nul. Je suis comme ça : inconstant. Ma vie est un enfer.

Jeudi prochain, je reprends le sport. Ma dispense est terminée. C’est dans trois jours et j’angoisse déjà. Pour des conneries pareilles, quelle honte ! Ma vie est un enfer. J’ai encore un peu mal à ma cheville. Mais, d’après le kiné, je pourrai faire du sport quand même. Et c’est l’épreuve du bac dans une semaine : je serai évalué, alors que je n’aurai assisté qu’à trois cours du cycle de volley. Mais je m’en fous. Pour moi, ça ne change pas grand chose. Si j’avais suivi les cours, j’aurais pu m’en sortir avec un 4 sur 20 ; sans les cours, j’aurai 2 ou 3.

Demain, je passe trois heures à côté de M* (deux d’histoire, une d’éco). J’ai une heure de philo, c’est génial, mon prof est passionnant. Puis deux heures de spé… Il faut bien faire avec. C’est terrible, cette démotivation à quelques mois du bac, mais j’ai l’impression qu’elle touche beaucoup de monde…


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Dimanche 23 janvier 2005

Jeudi soir, j’avais décidé qu’il fallait tout raconter à maman. Il ne restait qu’à trouver le moment propice. Tiens : le vendredi soir, Juline rentre tard de la fac. On aura donc un moment tous les deux. Très bien. Alors, je prépare mon petit plan, comme je fais toujours. Je sais que je rentrerai de chez le kiné vers 18 heures ; maman rentre du boulot vers la même heure. J’aurai fait mon travail avant. Ah, zut ! S* sera absente du lycée, elle m’a demandé à passer chez moi le soir pour prendre les devoirs. Je l’appelle, je lui dis qu’elle va devoir se débrouiller, qu’elle ne pourra pas venir. Voilà, c’est bon.

Vendredi soir, donc. Je sais comment je vais faire. J’attends que maman soit bien rentrée, qu’elle soit libre. Je lui dis : « Tu n’as rien à faire de spécial, là ? » Elle me répond : « Non, pourquoi ? » Et je lui dis alors : « Je voudrais te causer de quelque chose. J’ai parlé avec Juline mercredi, et elle m’a rapporté votre discussion. Alors, je voudrais te dire qu’elle a raison… », etc. Tout est bien rôdé, mais j’ai le trac. Normal.

Au moment où je prévois de lui parler, maman dit : « Je vais appeler papy pour lui proposer de venir dimanche. » Ah, zut ! Bon. Je m’arrange quand même : il n’est pas question que je me défile. J’ai donc réussi à parler à maman, et tant pis : elle n’aura pas appelé papy.

Ça m’a fait tout drôle, de parler de ça avec maman, mais ça m’a fait du bien. Ce que je lui ai dit, c’est que j’avais de sérieux doutes, mais que j’avais quand même tendance à penser que je l’étais. Je lui ai même parlé de mon sentiment bizarre envers B* (sans lui dire que c’était lui). Oui, en ce moment, c’est plutôt ça : le doute. Je crois que ce n’est pas une bonne chose de me persuader que je suis homo, comme je l’ai fait. Il est trop tôt pour me prononcer avec certitude. Le danger, ce serait de me mettre une idée en tête et de m’empêcher, à cause de ça, de me rendre compte ensuite que je me suis trompé, ou bien que je suis bi, pourquoi pas. Finalement, ça me plairait d’être bi, ça doit être bien. Ce qui n’est pas facile, c’est de ne pas avoir de statut officiel, mais ce qui est cool, ce sont les possibilités illimitées.

On a causé une bonne heure, puis Juline est rentrée. Ça n’a rien changé à nos relations, bien sûr. Pour ça, j’ai vraiment de la chance d’avoir une mère à l’esprit ouvert. Mais je pense qu’elle a dû beaucoup cogiter !

Elle m’a parlé un peu d’elle, aussi. Qu’elle avait eu ce genre de doutes, à l’adolescence. Mais je trouve que c’est différent : elle s’était déjà intéressée aux garçons avant, même si elle n’avait encore eu personne. Alors que moi, quand je me suis posé la question, je ne m’étais jamais intéressé aux filles.

Voilà, c’est une bonne chose de faite. Je ne sais pas si ça a un rapport, mais, ce weekend, je vais plutôt bien, et j’y ai pensé moins que d’habitude. Ouais. C’est bien.

Samedi matin, je l’ai dit à S*, pour lui expliquer pourquoi elle n’avait pas pu passer chez moi la veille. Mais je n’aime pas beaucoup parler de ça avec elle. Je ne sais pas pourquoi, je ne suis pas à l’aise. Alors, je suis passé dessus rapidement et j’ai changé de sujet.

Et puis : en parler à B*… J’aime qu’il sache ces trucs. J’aime partager avec lui. Mais ce type est d’un bizarre ! Il est incroyable. Un vrai muet. Je n’ai jamais pu le faire parler vraiment ; avec les autres, il est comme ça aussi. En général, il se met dans un groupe et il fait de la figuration. Il ne cause pas. C’est pour ça que c’est gênant de se trouver seul avec lui, surtout quand on n’est pas bavard, comme moi… On dirait que personne ne sait rien de lui. À mon avis, il pense beaucoup. Mais, à quoi ? Personne ne le sait. Je ne sais pas ce qu’il fait de son temps, le weekend par exemple. Mais quel type formidable, quand même ! Il cause peu, mais quand il cause ce n’est pas pour ne rien dire. Il m’a l’air sincère. C’est important. Ses silences m’en disent très long ! Ça me fait cogiter. Je me fais des films. Il me touche. Et puis… Qu’est-ce qu’il est beau. C’est vrai. C’est con à dire, ça fait superficiel, mais c’est tellement vrai… C’est incroyable : je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui ! Vous voyez : je suis sacrément atteint… Pauvre de moi.

Quoi d’autre ?

Vendredi est sorti le tome 3 du Retour à la terre de Larcenet et Ferri : Le vaste monde. Je l’ai acheté samedi à l’Univers du livre et l’ai dévoré cet après-midi. C’est extraordinaire, je ne connais rien de plus drôle, je vous assure. Un humour très con, un peu absurde, qui me fait me bidonner à chaque planche. J’ai acheté aussi Un Américain en balade de Craig Thompson : je suis tombé amoureux de cet auteur depuis que j’ai lu Blankets. On était à Saint-Germain tous les trois. Moi, c’était pour les bouquins. Juline pour des fringues (c’est les soldes). Maman m’a traîné dans une boutique : un traquenard. Elle a voulu que je choisisse quelque chose. J’ai horreur de ça, et je n’étais pas venu pour ça. Si j’avais vraiment regardé, je suis sûr que j’aurais trouvé une fringue sympa, mais j’y ai mis toute ma mauvaise volonté. Je n’ai besoin de rien, mes fringues sont très bien. En plus, je suis extrêmement difficile – et ça vaut mieux : comme ça, maman n’ose pas m’acheter des trucs sans moi. Surtout, je trouve ça inutile : c’est tellement cher, les fringues, et je vois des trucs tellement plus interessants à faire avec ce fric ! C’est la société de consommation : on croit qu’il est indispensable de s’acheter régulièrement des fringues, mais, moi, tant que c’est mettable, je mets encore. Le pire, ce sont mes pompes : elles sont impeccables, mais maman veut que j’en choisisse de nouvelles. Bon. J’avoue que je suis de mauvaise foi. Ça ne ferait tout de même pas de mal d’avoir quelques changes.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.