Peut-être sont-ils aussi sympas que moi 

Ce garçon, appelons-le Lorenzo, par exemple, il est dans l’eau à côté de moi, dix-huit ans, vingt au maximum, il est seul. Un rocher affleure : Lorenzo essaie de grimper dessus, il glisse à plat ventre comme un manchot, il monte à quatre pattes, il parvient à se mettre debout malgré les vagues. L’eau lui vient aux chevilles. On croirait qu’il marche sur l’eau comme Jésus. Il est content de lui. Je remarque alors que son jeu n’est pas adressé : il ne fait pas ça pour amuser une personne en particulier, il ne cherche pas à capter un regard dans une direction précise. Ses yeux décrivent un tour complet. Ils se posent sur moi, rencontrent les miens. Sourires. Lorenzo saute du rocher, pirouette arrière, plouf, c’est profond autour, puis il émerge, sourire immense, pour lui-même. Regards encore, il capte le mien, il retourne à son jeu. Sourire encore, identique. Son sourire partagé, c’est le même que le sourire pour lui-même. Il fait ça pour lui, pas pour la frime. Son propre plaisir. Et à la fois, il sait qu’il n’est pas seul : alors, puisque l’autre existe, s’il peut partager ça, son plaisir est augmenté. Et l’autre, c’était moi : « Regarde-moi si tu veux, c’est cadeau. » J’admire Lorenzo pour ça. Dans l’attitude d’autres baigneurs, on sent combien la présence d’autrui est négligeable, ils se croient seuls, la mer sans partage, les gestes brusques, le bruit, l’éclaboussement. Et, à l’autre bout du spectre : des gens, parfois, qui sont venus seulement pour se montrer, qui n’existent que dans le regard des autres. Ces deux mecs, par exemple, trop beaux pour être vrais, qui marchent de concert sur les galets, ils vérifient à chaque pas que leur démarche est cool, que le vent met en valeur leurs boucles, que le dessin régulier de leurs poils de torse n’est pas décoiffé. Je ne les envie pas : leur devoir de représentation est un esclavage, gala permanent, carcan protocolaire des héritiers de la couronne. Lorenzo, lui, a rompu le sortilège, il s’est libéré du miroir-prison. Peut-être n’y a-t-il jamais été enfermé. Il s’adonne à la pure jouissance du moment, au plaisir en soi. Gratuit et, à la fois, dépourvu d’égoïsme. Le spectacle offert. Lorenzo sûr de son corps et de ses sensations. J’ai envie de croire qu’il est comme ça, Lorenzo.

Je comprends cette nécessité, toujours à l’affût d’une attention. Mon jeu préféré : fixer un homme jusqu’à ce qu’il me regarde ; lui extorquer ce regard. Capter l’expression de son visage, son désir idéalement, sa curiosité sinon. Me nourrir de ce cadeau, même involontaire. Et en même temps, me promettre que je peux m’en passer, que je ne vis pas que pour lui, que je vaux mieux que ça. Que je me plais à moi, surtout. Pendant nos vacances, J.-E. fait des photos de moi. Il est fier du résultat (il me trouve beau), il m’encourage à les publier sur Instagram. Je suis tenté, je m’en empêche, je freine, et puis je le fais. Ça me fait du bien, les quelques likes que je reçois. Mais pas envie d’être esclave de ça. Narcisse n’est pas prétentieux, son estime de soi est fragile, il mendie les regards pour la consolider, par peur de disparaître. Autre peur : laisser croire aux gens que je me vante, que j’exhibe mes richesses supposées, un bonheur apparent, des vacances paradisiaques. Les photos de paysages, j’en fais peu, j’en montre encore moins, pas envie de les jeter à la gueule des autres. Mais cette pulsion de publier quand même (tant pis pour le mot déplaisant, je le garde puisqu’il faut assumer : « m’exhiber »), alors je sélectionne les détails insolites, les cadrages serrés, morceaux d’œuvres vues dans les musées, une enseigne, une bizarrerie dans une vitrine, graffitis, animaux rencontrés sur le chemin. Mes portraits par J.-E. : on croirait que je suis seul. Dans les hauteurs, c’est vrai, mais au village, c’est une illusion. Hors cadre, tout est bondé, comme l’était le quai de la gare à La Spezia. Le village de Riomaggiore est un hall de gare. J’exagère. Les gens circulent, c’est fluide, on se déplace, et puis c’est joli. Mais, je ne suis pas l’aise quand on visite un quartier, des ruelles. Je me sens un intrus. Des gens vivent encore ici, tout n’a pas été transformé en parc d’attractions. Ma propre expérience d’habitant d’un quartier touristique (l’île Saint-Louis pendant six ans) : mon envie de dire aux gens : « Je viens en paix, je ne suis pas un touriste comme les autres. » Et pourtant si. Quelle prétention de croire l’inverse. Oh, je crois n’être pas le pire touriste (prétention modérée). Mais je suis l’un d’eux, que je le veuille ou non, je fais partie du groupe. Et si le tourisme est un fléau (je le crois), alors je suis une sauterelle parmi les sauterelles, plaie d’Égypte s’abattant sur les Cinq-Terres, et les grenouilles, et les moustiques, c’est nous. Que faire de ça ? Puisque l’homme est un fléau pour la planète : la meilleure chose à faire pour préserver l’environnement, efficacité plus immédiate que la soi-disant consommation responsable, c’est de ne pas consommer du tout, de ne pas vivre, de n’avoir jamais existé. Neuf milliards d’humains, c’est effarant, et combien de sauterelles ? Elles sont bien inoffensives à côté de nous. La onzième plaie, pire que les dix précédentes. Et moi : un touriste « moins pire » que les autres, tu parles. Il se prend pour qui, celui-là ? Par contraste, il faudrait décrire ce couple vu dans une ruelle pavée, le soir à La Spezia, avec sa valise à roulettes : un raffut. Ils sont jeunes, bien foutus, ils respirent la santé (leurs grosses chaussures sont l’indice de leur projet de randonner dans les hauteurs) : qu’on ne me dise pas qu’ils sont incapables de porter sur leur dos, pour éviter ce bruit, les pauvres quatre kilos de fringues que contient leur odieuse valoche, munie d’une étiquette de compagnie aérienne, alors qu’ils sont français et qu’il n’y a rien de plus simple que de rallier la Ligurie en train depuis n’importe quelle ville de France. La ville est leur terrain de jeu : peu leur importe qu’elle soit habitée. Ils font du bruit, ils ont payé pour ça. Je les connais, nous avons les mêmes dans notre cour à Paris. À ces touristes-là, je ne pardonne rien : ils ne commettent pas ici une erreur de débutants, car ils sont habitués à ce type de voyages depuis longtemps déjà : ils se complaisent dans ce mode de consommer les lieux, où des gens vivent pourtant. Je les juge sans appel. Pour d’autres touristes cependant, j’ai plus d’indulgence, car je me souviens de moi-même, de maladresses dont j’ai pu me rendre coupable, de villes visitées trop vite. Je pense à ma mère aussi, son baptême de l’air à cinquante ans passés, alors que c’était Rome et que nous aurions pu, et que nous aurions dû, prendre le train, car j’ai toujours pris le train pour l’Italie, y compris avec elle ; nos voyages à Florence et à Venise dans les mêmes années ; ma mère et son insurmontable complexe vis-à-vis des langues étrangères, paralysée à l’idée de prononcer ne serait-ce qu’un « Ciao » ou un « Grazie », s’exprimant en français au restaurant, et s’excusant de cela avec un grand sourire, sa crainte d’être impolie. Ma mère, si elle était ici, dans ce paradis de carte postale des Cinq-Terres (côté face), dans cet enfer du tourisme de masse (coté pile), ma mère admirerait la beauté du lieu, hésiterait à se baigner à cause des rochers, n’oserait pas manger quelque chose qu’elle ne connaît pas déjà, ne pourrait pas affronter le dénivelé de six-cent mètres jusqu’au sanctuaire de Montenero, car elle aurait soixante-cinq ans aujourd’hui. Alors, nous resterions dans le périmètre le plus facile, nous prendrions des photos et des cafés, peut-être achèterions-nous des produits régionaux : nous serions ces touristes maladroits, un peu ridicules, mais il faudrait nous pardonner parce que nous serions de belles personnes quand même, nous ferions de notre mieux, et nous prendrions du plaisir ; ce seraient de belles vacances, et nous témoignerions de notre joie aux amis, au dos de cartes postales bien choisies.

Je suis un, parmi tous les autres. Et les autres (la horde d’Attila déferlant sur les rivages) : peut-être sont-ils aussi sympas que moi. Peut-être ont-ils chacun, individuellement, une bonne raison d’être ici. Mais alors, mais alors… Puisque nous sommes trop nombreux, et tous légitimes, qui de nous se dévouera pour rester chez soi ? et ne pas abîmer les vacances des autres — ni saccager la vie normale des gens normaux qui habitent, eux, dans leur décor naturel ?

Sortis de la horde, ils ont de bonnes têtes. Le chemin de randonnée, bien que balisé, facile à comprendre, est un parcours exigeant : cruelle sélection effectuée parmi la masse, selon des critères justes (ne pas être une feignasse) et injustes (être physiquement capable) à cause des dénivelés ardus, des escaliers sans fin offrant des vues époustouflantes, qui épuisent l’homo citadinus contemporain, trop habitué aux ascenseurs, à la voiture, voire aux engins urbains légers motorisés, pires inventions du diable capitaliste : je suis sûr que le couple de l’autre soir, trentenaires soi-disant cools, indifférents au fracas causé par les roulettes de leur valise, je suis certain que cet homme et cette femme raffolent des trottinettes électriques, car je les accable de tous les vices, tant pis pour eux, j’ai décidé qu’ils avaient commis les pires péchés, tous les maux dont l’humanité convulse dans ses derniers instants, ils sont mes boucs émissaires ; il faut avouer que ces trottinettes sont tellement commodes, rechargées la nuit par des sous-prolétaires ubérisés ; mais on n’en trouve pas sur ces chemins escarpés, disais-je, ces itinéraires de crapahutage inaccessibles au grand nombre, y compris à des gens bien ; l’arduité du parcours n’exclut pas seulement les parasites et les fainéants, mais aussi les corps lourds malgré eux, lourds non pas parce qu’ils sont moins méritants que le mien, mais parce qu’ils sont conçus différemment ; la promenade est inaccessible aux plus âgés ou fragiles, mais aussi à certains jeunes gens bien gaulés, qui ont l’air en pleine forme quand on ne les connaît pas, mais qu’une douleur invisible empêche de former les gestes nécessaires, ou de les répéter ; genou récalcitrant d’une jeune personne pourtant rayonnante ; sur ces chemins escarpés, disais-je, on voit les visages de près, on se trouve face-à-face avec des inconnus, quand d’aventure on rencontre des humains : et les gens alors ont de bonnes têtes. Ils peinent dans l’ascension, ils suent, ils soufflent… et ils sourient. Contents d’être là. Leur plaisir est d’abord pour eux (joie de sentir son propre corps dans l’effort, de récupérer son souffle là-haut, devant un panorama propre à le couper pourtant, comme le veut l’expression). Ils savent toutefois que l’autre existe : c’est cela que dit le sourire, le signe de la main, le « Ciao » enjoué ou maladroit, ces indices extérieurs d’une sensation agréable à l’intérieur — et communicative : « Je prends du plaisir, et puisque vous existez j’en partage avec vous, un peu, un brin, un atome, une infime portion, quelque chose tout de même. » Puis on redescend.

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2 commentaires

  1. Intéressant ce point de vue extérieur – merci pour celles et ceux qui comme moi « habitent où tu viens en vacances »… et pour le dépaysement, le regard décalé, les belles lumières évoquées.
    en bref, je te souhaite beaucoup d’autres Lorenzo et moins de valises à roulettes… tu rentres bosser un jour quand même ?

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