À la radio, un vieux critique de cinéma, qui l’avait vu à sa sortie il y a cinquante ans, dit que le Paris qu’on voit dans ce film1 n’existe plus : l’hôpital Laennec où travaille Veronika a été vendu au milliardaire Pinault et, surtout, il est impossible d’imaginer aujourd’hui que des jeunes gens pauvres passent leurs après-midi aux Deux-Magots. C’est J.-E. qui me parle de cette émission à propos de La maman et la putain, pendant que nous marchons dans le Marais, entre mon bureau de vote du 11ᵉ et celui où j’ai procuration dans le 6ᵉ. Nous avons vu ce film le weekend précédent. Il me dit : « Le critique a raison sur ce point, mais sur le reste je ne sais pas. » Le reste, c’est la manière dont Alexandre aborde Veronika : elle l’aguiche des yeux depuis la terrasse du café (la femme exprime son désir en premier), puis il engage la conversation en la suivant sur le boulevard. Drague-t-on encore ainsi en 2022 ? Nous ne connaissons pas grand-monde qui oserait agir de la sorte. « Mais c’était rare en 1972 aussi », je dis. Car j’affirme que, si l’on veut comparer ce film au Paris d’aujourd’hui, il faut certes comparer deux époques, mais aussi (surtout) comparer la réalité et la fiction. Et puis : considérer la question sociologique, car en 1972 il y avait encore moins de députés de gauche à l’Assemblée qu’aujourd’hui : la majorité des citoyens avait choisi Pompidou, la France se couvrait d’autoroutes et l’avortement était encore un crime. Alors l’amour libre, pour la plupart des gens, c’est de la science-fiction ou une pratique de hippies : la seule option tolérable était l’adultère bourgeois, en mode vaudeville, à condition qu’il soit pratiqué par l’homme. Je suis convaincu qu’en 1972 « les gens » ne vivaient pas comme dans ce film, puisque « les gens » n’existent pas. Tant de manières différentes de mener sa vie !… Moi, en 2022, est-ce que je vis comme « les gens » ? Un comportement minoritaire est toléré, ou bien scandaleux, mais il reste minoritaire. Si l’on considère que « les gens » du Paris de 2022 sont mes voisins (je pense ici à quelques uns en particulier), alors il me semble que je n’habite pas la même planète qu’eux, tandis que je me sens étrangement proche de la vie montrée par ce film : une fiction d’il y a cinquante ans, pourtant.
En parlant à R. de la soirée de vendredi, je nomme les personnes présentes ; il demande si untel est venu et s’il a parlé à tel autre. Il connaît les enjeux. Il sait qui j’attends et qui j’espère, il sait de qui j’aime capter un regard. Nous venons de passer ensemble deux jours qui ressemblaient follement au cinéma que nous aimons — dans cinquante ans, un vieux critique se demandera si véritablement « les gens » des années 2020 vivaient comme dans un film de Christophe Honoré et, si je suis encore vivant, je répondrai que oui. C’est-à-dire : deux jours à parler d’amour, de désir, de littérature et de politique. Tout est imbriqué, évidemment. Il y a eu cette discussion tardive et arrosée (dans La maman et la putain, un verre se vide à chaque image) : nos discours passionnés au sujet de la vie menée par le troisième larron, assis face à nous. Dans le même mouvement, pour lui, R. et moi associons nos conseils intimes et une injonction à voter pour un député de gauche. L’intéressé nous demande quel est le rapport. Mais enfin, c’est évident ! Les deux gestes sont liés : ce sont des actes d’émancipation. L’idéal amoureux que nous décrivons est forcément de gauche. Après deux jours passés en compagnie de R., j’ignore encore où il passera ses vacances, et je méconnais tant d’aspects de sa vie matérielle — car avec l’amour, le désir et la littérature, nous avons déjà tant à nous dire : ne gaspillons pas notre temps pour les détails futiles. Peut-être vivons-nous dans une fiction ; ou bien, ce sont les autres qui habitent un monde factice. Lui et moi parlons le même langage. Alors, quand j’évoque ma soirée de vendredi, il me pose les bonnes questions : non pas le nombre de livres vendus, mais les marques d’amitié que j’ai reçues. « Oui, celui-ci est venu, et celui-là s’est fait attendre. » Il est comme moi, il a besoin des autres pour exister. L’autre soir, nous avons joué à ce jeu, lorsque nous avons croisé cet homme — que nous appellerons ici l’inconnu de la Loire : l’enjeu n’était pas celui de la drague (qui signifierait : le projet d’entreprendre quelque chose avec cet homme), c’était celui du désir à l’état pur, sans autre intention consécutive : regardé et être regardé. C’est tout. C’est immense. Le « jeu » dont je parle n’est pas une occupation futile : au contraire ! Que l’on pense à la dévorante passion du jeu, où le joueur ne joue pas pour gagner l’argent qui sera employé à un autre plaisir… mais pour le plaisir de gagner tout-court. Nous observons l’inconnu de la Loire. Lorsque je demande : « Mais s’il nous regarde aussi, que ferons-nous de lui ? » — il me répond : « Rien, évidemment. » Le désir ne s’accomplira pas dans le monde physique que nous partageons avec les autres, mais dans notre discours même. Notre rencontre a d’abord été littéraire, et nous pourrions passer cette nuit toute entière à dérouler le fil de ces paroles : cette manière de jouer le désir est aussi intense que l’autre, celle à laquelle on pense d’abord. Je pourrais vivre dans Ma nuit chez Maud2, dans d’autres films encore. Je lui parle des questions qui me traversent. Je lui dis : « Toi, tu comprends ça ; d’autres de mes amis sourient quand je raconte mes histoires ; ils n’en perçoivent pas la gravité. Ils ont dû pourtant voir quelques films de la Nouvelle Vague, mais comme on regarde un documentaire animalier. » Et lui de me répondre : « Parce qu’ils n’y connaissent rien à cette terrible question du désir. » Oui, nous parlons ainsi, lui et moi — et au premier degré. Nous croyons à ce que nous disons, très fort. Ou bien : nous n’y croyons pas encore, et nous écrivons les mots pour les faire résonner avec la vie, pour les mettre à l’épreuve du réel. À propos de la même soirée, quelqu’un d’autre m’écrit : « Ce qui est réjouissant, c’est toute cette énergie positive que tu dégages : j’ai vraiment eu l’impression de quelqu’un qui rayonne. » Moi, je rayonne ? Vraiment ? Moi qui suis pourtant trop sérieux, moi qui suis tellement pessimiste. Son compliment me touche : je suis sûr qu’il est sincère, et il me semble qu’il a un peu raison, car je peux aussi ressembler à cette personne qu’il décrit. Mon naturel mélancolique me pousse à chercher la beauté et l’intensité partout où c’est possible, pour ne pas mourir seul dans ma coquille : je fais des sourires pour en recevoir d’autres en retour. J’écris pour donner de la valeur à la bouillie dans laquelle nous pataugeons : mes phrases mettent les éléments dans un ordre décidé par moi, que je développe, puis que j’emmêle à nouveau, pour le délier et le relire dans un ordre différent. Je démonte le Lego et le recompose dans une nouvelle forme. Je reçois quelques messages d’A. qui m’explique le dilemme où il se débat : « Je vis trop sans réfléchir assez » — et moi, en retour, je lui écris : « Cet équilibre à trouver, c’est presque mon activité à temps plein : le temps et l’énergie que j’y consacre… ! Il y a mille façons de le vivre bien, la mienne n’est pas la meilleure, mais c’est la mienne. » Ma quête n’est pas celle du bonheur, j’aspire plutôt à vivre mes émotions à l’état le plus pur possible — ces derniers mots, je les écris sans les comprendre, pour voir : je les écris ici afin d’y réfléchir plus tard. Je continue : « Ma passion pour le discours (pensé, parlé, écrit). Je vis un peu dans un film de la Nouvelle Vague. » Auprès de lui, je fais donc appel à la même référence, encore, car je poursuis la même idée qu’avec les autres, comme une longue conversation unique que je développe d’ami en ami, de texte écrit en paroles prononcées, que je décline en sous-thèmes selon les préoccupations et sensibilités de mes interlocuteurs, chacun m’aidant à déplacer quelques pièces du Lego — d’un geste plus ou moins assuré, ou de manière totalement involontaire, par un regard dont il ne mesure pas l’effet sur moi ; je parle aux autres comme à mon miroir (c’est le même mouvement quand je tape sur mon clavier) et le reflet ne réalise pas avec quelle intensité il me renvoie mon image, ce reflet vivant qui n’est pas moi, l’autre dont j’ai tellement besoin. Après mon dernier message, A. laisse passer quelques minutes, puis il écrit : « Mais tu as la beauté d’un de ces films, basée sur le charme plutôt, une timidité. » Voilà : il m’a eu. Je suis pris à mon propre (et doux) piège : je me suis exposé à son désir, alors il me complimente. Qu’attendais-je d’autre ?
Nous nous interrogeons encore, J.-E. et moi, sur la rareté ou la banalité de cette scène, dans le film, quand Veronika observe Alexandre dans le but d’engager une conversation. Au temps des applis géolocalisées, qui drague encore ainsi ? Au bas du dernier billet du présent blog, je viens de découvrir le commentaire d’un lecteur anonyme : il affirme qu’il m’a reconnu au cinéma. Pourquoi ne m’a-t-il pas abordé ? Je ne prétends pas qu’il s’agirait de drague, de sa part — c’est-à-dire : d’une envie de me plaire dans le but d’une relation future —, mais simplement d’un contact pur en soi, de la confirmation d’un désir en soi, ni amoureux ni sexuel — le désir d’exister pour l’autre et dans l’autre, à travers son regard. Mais peut-être ce garçon a-t-il trop bien compris comment je fonctionne, et refuse-t-il (cruellement) de m’offrir cette validation que j’espère (il est sévère pour mon bien : il considère que je dois me sevrer de cette dépendance) ; ou alors il est trop timide, et plus à l’aise pour écrire un message anonyme que pour me taper sur l’épaule. Alors, alors, cette scène de café dans le film, est-elle encore possible ? Nous en discutons en marchant, J.-E. et moi, rue de Turenne, rue Saint-Paul, rue du Pont-Louis-Philippe, sur les berges de la Seine, attablés à la buvette, en sirotant un café. À côté de nous, une femme ronde et souriante, qui porte une robe vichy d’un rose anachronique, tout à fait réjouissant. Elle nous regarde. Puis, elle nous demande : « Est-ce qu’elle me va bien ? Elle me plaît, mais j’ai peur qu’elle me boudine. » Je lui réponds que le motif est formidable : « Ça fait pique-nique, donc ça me fait plaisir. » Son sourire s’élargit, elle tire sur la robe pour nous la montrer mieux. Elle l’a choisie pour son côté rétro : « On portait ça dans les années 70, c’était très à la mode. » Eh bien, voilà : une femme nous aborde à la terrasse d’un café et, par hasard, elle est habillée comme dans un film de Rohmer. On n’aborde plus les gens ainsi en 2022. Avons-nous répondu à la question ?
1. Jean Eustache, La maman et la putain
2. Éric Rohmer, Ma nuit chez Maud
Superbe ! Je vais le voir cette semaine – je tâcherai moi aussi de ne pas répondre à la question.
Superbe
J’aime l’idée des Lego
Et de continuer à chercher l’extase de la relation entière et simple…
Revoir Les nuits de la pleine lune me plairait assez, aussi