Quand je fais un truc bête, j’écoute la radio en même temps. Je ne choisis pas un podcast qui me passionne (ça me déconcentrerait), j’écoute plutôt le tout-venant sur France Culture. Ça relève le niveau de la tâche à accomplir : en l’occurrence, un rituel administratif, celui de compter mes sous une fois par mois. Je maintiens cette discipline depuis que je ne suis plus payé par la Ville de Paris et que l’argent tombe aléatoirement. Je note combien je gagne (certains mois beaucoup, d’autres rien du tout) et combien je dépense (le crédit de ma chambre, les légumes à la Biocoop, les bières en happy hour, les bouquins). À la radio, l’émission aurait dû m’intéresser parce qu’elle parle de livres et d’imprimerie. On cite même le mot « typographie » plusieurs fois. Mais… qui présente ce truc ? C’est la même voix que ce matin, au petit déjeuner, quand J.-E. m’avait prévenu en allumant le poste : « Tu vas t’énerver. » Je ne m’énerve pas, je dirais plutôt que je m’interroge. Je demande : « Est-ce que ça intéresse quelqu’un de connaître l’opinion de Régis Debray sur Gutenberg ? » Moi, pas. Moi, je croyais que la grille d’été à la radio servait à donner leur chance à des programmes audacieux, à des petits jeunes qui montent. Je vous décris la scène : le candide Régis Debray visite le musée de l’imprimerie (un peu comme dans C’est pas sorcier, mais sans humour) et demande à un gars : « Comment fabrique-t-on le papier ? Oh, on broie du chiffon, oh, on utilise du bois. Ça a bien changé depuis le papyrus. » Il est accompagné dans ses pérégrinations par un éditeur de chez Gallimard (qui publie ses bouquins à lui). Ils se donnent la réplique : « Plus personne n’imprime comme ça aujourd’hui, sauf pour la Pléiade. — Quand on établit la liste des cent livres préférés des Français, on reconnaît toujours la moitié, au moins, qui vient du catalogue Gallimard. — Les romans-feuilletons du XIXᵉ, c’était quelque chose, c’était Balzac et tout, alors qu’aujourd’hui on a quoi ? On a Netflix. — S’il n’y avait pas le cinéma, les gens ne liraient plus : avant son adaptation en film, Harry Potter n’était pas un succès. » Ah, tiens : Harry Potter, la seule référence mainstream qui trouve grâce à leurs yeux, est publiée chez Gallimard. Je me demande combien ils sont payés, Dupont et Dupond, pour cette discussion de comptoir. C’est fou de penser qu’il existe un budget, sur le service public, pour commander des programmes à des gens déjà riches, et déjà payés tous les mois parce qu’ils touchent leur retraite. Si Régis Debray est rémunéré, c’est un scandale (car il n’en a pas besoin) et s’il ne l’est pas, c’est encore plus scandaleux (car c’est du dumping). L’été dernier, ils ont lancé un appel à textes sur France Culture pour des pièces radiophoniques : ils présentaient cette opération comme un « soutien aux artistes touchés par la crise ». Ah bon ? Faire travailler des auteurs vivants, c’est donc de la philanthropie ? de l’humanitaire ? Pendant mon déjeuner, j’écoute le premier épisode du feuilleton de cet été : Bouvard et Pécuchet, diffusé pour la première fois en 1971. La grille d’été, c’est l’occasion de donner du boulot aux petits jeunes qui montent.
J’ai écrit ma chronique dimanche (sur le thème : « C’est quoi mon territoire, à Paris ? ») après que Brahim m’a expliqué les règles du jeu : j’aurai quatre minutes et je passerai en début d’émission. J’étais invité la semaine précédente pour parler des Histoires pédées et il faut croire que mon intervention n’était pas trop bête, car Brahim m’a proposé de revenir — non plus comme invité, mais comme chroniqueur. J’aime la radio. J’accepte son invitation comme une nouvelle contrainte d’écriture. D’habitude, quand j’ai quelque chose à dire, je l’écris sur mon blog et mon texte sera lu (en silence et en différé) par d’autres que moi ; mais, écrire un texte pour le lire soi-même, en l’adressant aux auditeurs (avec ma propre voix et en direct), ce n’est pas pareil. Je saisis cette occasion de tirer mon écriture vers une direction nouvelle. Je dis oui à tout. Pour essayer. Ainsi, les sujets proposés par Patrick pour les dossiers thématiques de Remue : j’y parle des mêmes sujets que sur mon blog, mais différemment, car je m’adresse à un autre lectorat, dans un autre contexte éditorial. Et cet article paru cet hiver dans Les lettres françaises, c’est-à-dire dans un journal où personne ne sait qui je suis : c’était encore différent. Là, pour ma chronique, il s’agit donc de l’émission « Homomicro » sur Fréquence Paris Plurielle, le lundi soir (je mettrai le lien vers les podcasts quand ils seront disponibles). Il y a un ton, un thème, un cadre dans lequel je me glisse. Ces dernières années, je sens que mon écriture s’adapte, qu’elle évolue à mesure des invitations, des perches qu’on me tend. Elle se délie. Elle gagne en souplesse et en énergie.
Je n’ai pas touché à Rue des Batailles depuis un mois. Mais j’écris presque tous les jours — d’autres choses. Je crois que le dernier billet paru ici (celui sur la Marche des fiertés et la soirée qui s’ensuivit) est l’un des meilleurs que j’ai écrits. Que va-t-il devenir ? Rien d’autre que ce qu’il est déjà, sans doute : un billet de blog. Je ne deviendrai pas riche avec ça. Certes. Mais, avec un roman non plus, on ne va pas se mentir. Sauf que le roman (si je l’écris, si j’arrive à le faire publier) sera l’arbre visible qui cachera la forêt de mes textes : seuls les livres comptent, aux yeux des gens importants qui décident si l’on est un écrivain ou non. Pour réclamer une bourse, on me demande d’envoyer mes livres. Peu importe si j’écris plus souvent sur le web, peu importe si mes textes en ligne sont meilleurs que ceux qui ont fini imprimés dans des revues (mais moi, par chance, je ne rougis pas de mes livres, car je crois que mes romans sont bons). Pendant que Régis Debray est payé pour faire son émission (et l’été dernier, je m’en souviens soudainement, c’était encore pire ! je m’étais tapé quelques déambulations de François Sureau, payé pour descendre la Seine en déclamant pompeusement des anecdotes historiques recopiées depuis Wikipédia), pendant que le service public dilapide son trésor, donc, j’écris bénévolement ma chronique pour Homomicro. Et je compte mes sous : ma bourse de résidence versée par la Région Île-de-France, pour écrire un livre que je n’ai pas écrit. Mais, je le répète : je n’ai jamais cessé d’écrire, ces derniers mois. Et de publier — d’autres choses que des livres. Grâce à l’argent public, qui me paie mon crédit, mes légumes et mes bouquins (ceux des autres : ceux que je lis). Le soir, après ma journée de travail, j’ai remonté la rue du Chemin-Vert et celle des Amandiers jusqu’à Belleville, jusqu’aux Buttes-Chaumont. Là-haut, j’étais en avance, alors j’ai fait des détours : j’ai pris (dans l’ordre) la rue de la Liberté, la rue de la Fraternité et la rue de la Solidarité. Le studio de Fréquence Paris Plurielle est dans une maison faubourienne mignonne comme tout : derrière, il y a un potager, et puis des poules. Pendant l’émission, une fenêtre reste entrouverte. Il y a trois micros pour cinq personnes : on essaie de ne pas faire de bruit en les tournant vers soi quand on prend la parole. Aux murs, la peinture est écaillée, mais on voit bien le logo, c’est le plus important. Non : le plus important, c’est que je suis accueilli avec chaleur, avec enthousiasme. La semaine précédente, quand Éric m’a invité pour parler des Histoires pédées, il m’avait prévenu : « Tu verras, c’est pas grand-chose, c’est une petite radio, on n’est pas sur France Culture. »
L’émission du lundi 28 juin 2020, où je suis invité pour parler des Histoires pédées (à partir de 1’30) :
L’émission du lundi 5 juillet 2020, où je dis ma première chronique (à partir de 11’40) :