Dès que je trouve la formule, j’en suis tellement content que je la répète à trois personnes pendant la soirée ; elles ne sauront jamais que je ne l’ai pas improvisée pour elles. D’habitude, je m’efforce d’être inédit, comme lorsque j’achète des cartes postales : je prends soin de les choisir différentes, bien que leurs destinataires ne se connaissent pas. De même, mes interlocuteurs de samedi n’auront aucun moyen de recouper, de vérifier. Sauf s’ils me lisent ici. Mais qui me lit ? Parfois, quelque part, je rencontre quelqu’un qui, soudain, au détour de la conversation, me fait comprendre qu’il me lit. Pas souvent, mais c’est arrivé. C’est bizarre. Alors, peut-être que des hordes d’anonymes, dans l’ombre… des présences sans visage… Ce soir, j’appelle « petit génie qui hantait mon blog » un correspondant que je n’attendais plus, et qui se manifeste soudain : du temps a passé — mais je voudrais d’abord raconter ce samedi soir à Bruxelles, cette fête où j’ai répété à qui voulait l’entendre que du temps avait passé, oui, car on célébrait les dix ans de Papier Machine. La première fois entre elle et moi (je dis « elle » pour « la revue ») a eu lieu à l’automne 2016, il y a sept ans donc, pour « Œuf ». Ce numéro était illustré et mis en pages par Jérôme ; j’ai aimé son travail ; je cherchais un compagnon pour Les Bandits ; et nous avons fait ce livre ensemble. Depuis, j’ai contribué quatre fois à Papier Machine : après « Œuf », il y a eu « Éponge », « Plateau » et « Grue », alors la formule que j’ai rodée samedi soir disait en substance : « Dans ma courte vie littéraire, le seul point commun entre les débuts d’il y a sept ans et aujourd’hui, c’est Papier Machine. » Une histoire fidèle. Car en 2016, j’étais certes écrivain, mais qui le savait ? Je n’avais publié aucun livre. J’avais placé deux-trois nouvelles dans des revues avec lesquelles je ne collabore plus à présent. Et depuis ? Oh, il s’est passé bien des choses. Je vous ferai un topo en privé si vous voulez savoir quoi. Pour tout dire, j’espère même qu’il se passera bientôt de grandes choses qui vont vous étonner. En résumant grossièrement : il y a sept ans j’étais fonctionnaire à la mairie de Paris, j’écrivais parfois le soir, je rêvais de trouver ma chambre à soi pour frimer comme les vrais, et je proposais à Jérôme de travailler ensemble ; aujourd’hui j’écris quand je veux, dans cette chambre où Jérôme a dormi à l’occasion d’escales à Paris, et je n’ai plus besoin de demander l’accord d’une cheffe de service pour m’absenter le lundi : il m’invite chez lui, je réponds oui, bien sûr, car je n’ai rien à faire ce lundi à Paris, alors pourquoi ne pas m’attarder à Bruxelles ? Errer dans une ville inconnue, ça ouvre les yeux plus grand : ça développe des qualités plus utiles à ma création que de rester enfermé chez moi. Jérôme est comme moi : parler des heures au café, visiter une expo, voir un film, se montrer nos textes ou nos dessins : ça ressemble diablement à des vacances, mais c’est fou comme ça fait progresser le boulot. Il m’emmène au Wiels, une ancienne brasserie convertie en centre d’art — depuis l’escalier, vue plongeante dans un vertigineux silo, on dirait que ça tangue tant c’est haut. À propos des vidéos de Francis Alÿs, il dit : « On voit comment s’élabore un cerveau collectif. » Ce sont des jeux d’enfants glanés sur plusieurs continents : des petits humains en prise avec leur monde. On s’empare du paysage et des objets autour de soi ; on en détourne les usages pour appréhender leur forme, leurs contraintes ; une règle se met en place, que les autres enfants respectent tacitement. On s’amuse : c’est-à-dire qu’on apprend. Équation élémentaire de l’enfance. Toute l’éducation repose sur ça — devrait reposer sur ça. Pourquoi seulement l’enfance ?
Il y a sept ans, il y avait déjà Jérôme et Papier Machine dans ma vie. Encore dix ans plus tôt, il y avait déjà J.-E. qui m’emmenait à Bruxelles pour mon dix-neuvième anniversaire. Les métadonnées de la photo affirment qu’elle a été prise le 21 janvier 2007. Manifestement, ça bruine. J’étais content quand même. J’avais peu voyagé, et presque jamais en-dehors de France : un séjour en Angleterre avec le collège ; et la Belgique une fois : une journée de l’autre côté de la frontière avec notre grand-père, depuis la Picardie, pour visiter les grottes de Han qu’il aimait bien. Alors c’était drôlement exotique, ce weekend à Bruxelles ! Je ne me souviens pas de grand-chose, sinon de ma joie : j’étais amoureux de J.-E. et il m’emmenait quelque part. Depuis, on est allés dans des tas d’endroits et je suis toujours amoureux de lui, la fougue du début est devenue autre chose, c’est beau différemment, peut-être davantage, quelque chose de plus rare. Il avait choisi Bruxelles à cause de la BD, car à l’époque je ne vivais que pour ça — et pour l’amour évidemment. Je suis convaincu que la BD et la littérature, c’est pareil : mon ambition de faire de la BD n’est pas trahie, au contraire, elle s’accomplit dans ma vie d’écrivain, et, dix ans après cette photo, j’ai invité Jérôme à dessiner Les Bandits parce que le dessin n’était plus mon langage. C’est une continuité douce : je n’ai pas tué ce jeune type qui rêvait de voir son nom sur la couverture cartonnée d’un album ; au contraire, je lui dis : « Tu vois, ça a marché » — je m’adresse ainsi au petit mec de la photo, au menton lisse comme mon front — même s’il avait voulu porter quatre millimètres de barbe en mode négligé, comme moi désormais, rien à faire, il n’y avait pas moyen — il se rasait quand même pour s’exercer au geste. Non, disais-je, je n’ai pas tué ce brave garçon, cet état provisoire de moi-même, à la manière de Conann la barbare : j’imagine le duel sanglant sur la Grand Place… Quelle drôle de pensée ! Mais c’est à cause du film vu ce weekend avec Jérôme : c’était excitant, bien que franchement dégueu, et le cinéma se trouvait juste derrière la Grand Place (ici j’adresse un clin d’œil au joli caissier qui, s’il a rêvé de moi comme j’ai rêvé de lui, aura peut-être réussi à me retrouver, par exemple en mémorisant mon nom sur ma carte bleue, et lira ce billet : oui, j’ai aimé ton sourire, et merci pour le tarif réduit, ça m’a fait plaisir, n’hésite pas à te procurer mes Histoires pédées chez Tulitu, c’est à cinq minutes de ton cinéma, et pense à moi pendant que tu les liras, j’ai envie de te faire plaisir moi aussi) : dans Conann, donc, la barbare éponyme est incarnée par six actrices successivement, de la plus jeune à la plus vieille, espacées de dix ans d’âge : chaque fois qu’elle franchit une étape, la nouvelle Conann élimine la précédente, jetant sa dépouille lamentable sur le bord de la route comme on abandonne une mue inutile. Mais, sur les trottoirs de Bruxelles, oh, je n’ai rien trouvé de tel : nulle trace du jeune moi de dix-neuf ans. J’ai déjà dit que mes souvenirs étaient flous, et je n’ai reparcouru aucun des lieux visités alors : ni le musée de la BD, ni celui des Beaux-Arts, ni la maison Horta. J’ai fait le tour de la ville, d’abord par le sud avec Jérôme : les Marolles, Ixelles, Saint-Gilles, Forest ; puis par le nord, tout seul : le Botanique, Saint-Josse, le canal, la place du Marché-aux-Poissons où j’ai acheté un cornet de frites, la place De Brouckère où j’ai acheté des timbres. C’est un jeu : je pose les pieds partout, comme les enfants prennent chaque chose dans leur mains, ou à la bouche : j’appréhende mon environnement (étymologiquement, je le prends avec les mains, je le saisis). Sur la place De Brouckère, les façades tiennent par miracle, une épaisseur de cinquante centimètres de pierres et de briques sur vingt mètres de haut : et derrière, rien. Tout est démoli. Alors, dans le futur, le dedans de ces immeubles n’aura rien de commun avec leur passé, tandis que l’apparence sera sauve, et je me dis que je préfèrerais subir le sort inverse, si possible, quand je regarde cette image de moi sur la Grand Place, car j’aimais bien l’intérieur de ce petit gars de 2007, alors, si l’on pouvait ne pas l’abîmer, ça me ferait plaisir, tandis que la façade, oh, elle a changé un peu, et jusqu’ici tout va bien.
Oh! J’adore cet article sur Bruxelles… je suis bruxelloise et j’aime bien quand des avis sont positifs pour Bruxelles… 1x par an, je vais au Wiels pour renouveler mon pass museum. C’est un lieu extraordinaire. Au 5ème étage il y a une terrasse avec un panorama (comme au Mima, comme au Cinquantenaire.) C’est un peu moins spectaculaire au palais de justice.
Je me suis demandé de quel cinéma il s’agit. J’en vois un (ou deux voire 3) si je compte le Nova et l’Aventure (toutes salles d’art et d’essai…) ou moins commerciales que kinépolis… au Nova il doit y avoir des feuillets d’information sur une balade sonore queer à Bruxelles. Tulitu est d’ailleurs un des points du parcours… alors je vais certainement y aller, après le 1er janvier…
C’est pas mal comme périple… ça vaudrait la peine de revenir à Bruxelles au printemps ou de présenter un livre chez Tulitu (elles font ça) les écrivains négligent parfois Bruxelles et pourtant il y a une vie culturelle importante (et lgbt aussi et heureusement…) Ainsi Philippe besson ne vient jamais présenter ses livres à Namur ou Bruxelles, or c’est moins loin que Bordeaux ou le Québec ou les Dom Tom…
Enfin… voilà le commentaire d’une Bruxelloise (qui aime sa ville, l’art et la littérature…)