Comme le jour et la nuit

L’un des charmes de mon quartier, c’est qu’à toute heure on y trouve des gens qui veillent. Oui, il est trois heures ce mercredi soir, ou ce jeudi matin, et pourquoi n’y aurait-il personne dehors ? Un garçon et une fille s’embrassent. Ça commence bien. La suite, j’aime moins : ça traîne, ça titube, ça s’épave, ça ne fait de mal à personne, mais ça ne met pas à l’aise. Ça sent la fin de soirée qu’on aurait dû terminer plus tôt. Et puis : les insultes, le mec qui interpelle l’autre ; allez savoir s’ils se connaissent. Et même ? S’ils sont copains, s’ils se battent sans moi, oh, c’est moins grave pour ma petite gueule de passant, mais est-ce agréable pour autant ? Je veux dire, comme spectacle de la masculinité reloue. Et plus largement : pour ce que ça nous dit de leur monde à eux, dans lequel on vit aussi. Les voix sont jetées très haut, d’un bout à l’autre de la rue pour couvrir la distance, elles s’entrechoquent à deux mètres d’altitude au-dessus d’un couple, pas le même que devant ma porte : et eux, se connaissaient-ils, il y a quelques heures ? L’homme prend le bras de la femme, ensemble ils pressent le pas. Ne pas rester dans la rue sombre, déserte ; tout peut arriver au coin du bois ; mais ici, jamais il ne fait noir, jamais on n’est seul : sur la place, les lumières, la présence, le mouvement, la terrasse de ce café aux prix délirants, où tout est probablement très mauvais ; son seul mérite est d’être là, bien en vue, toujours ouvert. Alors, oui, il faut le dire, à cette heure la clientèle est clairsemée, mais pas davantage que dans d’autres quartiers en plein jour. La nuit d’ici pourrait n’être qu’un filtre bleu appliqué sur la caméra, un effet spécial : la « nuit Bastille ». Au coin, le boulevard, les voitures passent, l’une stationne, ses loupiotes clignotantes. La pharmacie, elle, change d’allure à la nuit tombée. Je me voyais déjà passer le seuil, faire la queue, dire bonjour à la dame quand mon tour arriverait, comme à quinze heures du matin. Mais, entre moi et la boutique éclairée au néon, la grille est baissée, il faut sonner, une trappe s’ouvre, genre hygiaphone, mais en mode club privé. Un homme m’interroge, mi-vigile mi-pharmacien. Il faut dire que c’est la nuit, et qu’une pharmacie ne vend pas n’importe quoi. Je me souviens du holdup — là, je ne parle plus des prix du bistrot, mais du braquage véritable de 1969, et du film sur son procès, vu le mois dernier dans le cinéma juste en face, car c’est dans cette officine précise que ça s’est passé, boulevard Richard-Lenoir — alors la sécurité, oui, il faut prendre ses précautions, davantage que le jour, car toutes les choses la nuit se teintent de louche. J’achète le produit qui me soulagera : un sirop pour la toux. Puis, je boucle par la rue Daval, et les mecs font la queue devant une autre sorte de droguerie, le guichet d’un tabac qui ne ferme jamais. Autre bar, autre terrasse : combien de terrasses ? Je remonte au chaud et annonce au pauvre J.-E. : « J’ai la solution. » Une rasade de ce truc et j’arrêterai de secouer les murs de la chambre à chaque quinte. Plus de bruit, plus de mouvement. Je m’endors. Lui aussi. Il doit se lever tôt, et dans quel état, à cause de moi ? Il se lève pour contourner le Jura en train, voir le Léman et visiter un accélérateur de particules : c’est un couloir magnétique en forme d’anneau, comme un champ de course ou un vélodrome, où les coureurs seraient des protons. Ça se passe à quatre-vingt-dix mètres sous la surface : là-dessous, allez savoir s’il fait jour ou nuit.

L’un des charmes de mon quartier, c’est que je ne suis jamais loin pour rentrer chez moi. Tandis que L. nous quitte pour la ligne 1, je marche encore quelques minutes avec O. qui espère choper la 7 : mais à cette heure, ça circule encore ? Je n’y pensais pas. Le dernier n’est pas parti ? Normalement, quand on sort, c’est le weekend, le métro fonctionne plus tard et personne n’est obligé de se lever tôt. Mais nous sommes sortis ce soir contre toute habitude. « J’en déduis que tu vas mieux », m’écrit J.-E. ; et il a raison. Il faut dire que j’ai avalé tous les trucs prescrits par le médecin, un que je n’avais jamais vu, un que j’ai trouvé au débotté, un que j’ai trouvé très agréable à regarder, ce qui ne gâche rien. Il m’a dit : « Pas d’infection, seulement des séquelles, une toux d’irritation. » Alors, je ne suis pas vraiment malade. Ce ne sera pas ma faute si, demain, tout le monde tousse. Un autre que moi aura refilé ses trucs. Dix mecs au mètre carré, là-dedans : c’est bon pour les défenses immunitaires. On se serre sans s’écraser, on ne se bouscule pas, disons qu’on se frôle avec insistance, on passe de l’un à l’autre, on s’observe, on attend son tour, on touche des yeux, et pas que des yeux, et l’autre s’en va, on s’immisce, et quand il revient c’est lui qui s’immisce. C’est un spectacle pour qui veut, et si personne ne regarde c’est aussi bien. C’est la nuit. Pourquoi cette foule ? La densité nous étonne. Serait-on déjà samedi sans le savoir ? Le bar, c’est la nuit, c’est l’espace où les heures se diluent : la notion même de temps s’éloigne ; alors pour moi qui suis myope, qui dit loin des yeux dit : ça devient flou. Est-ce le même phénomène qu’éprouve J.-E. dans son accélérateur de particules ? Nous étions jeudi pourtant, lorsque la soirée a commencé ; nous étions jeudi dans une galerie de peinture, une galerie à la peinture grise sur les murs, non pas blanche comme ailleurs. La nuit est tombée, elle ne sera pas blanche non plus, car on finira par dormir ; la nuit éveillée, c’était celle où l’on toussait ; mais je décide que cette soirée n’aura rien de commun avec la précédente ; comme le jour et la nuit. Elle commence donc dans cette galerie aux murs gris, qui reste ouverte jusqu’après minuit, chaque jour de la semaine ou le weekend indifféremment ; on nous explique le concept pendant que je sers trois verres à bulles ; on sirote, puis on s’en va ; il pleut ; on dîne au fond d’une salle où les nouilles sont joyeuses ; c’est le concept ; pour O. c’est presque une nostalgie. Et soudain, le bar. Pourquoi cette affluence ? Nous qui croyions poursuivre ici le lent déclin de la soirée… Voici qu’elle enfle. Le barman fait la bise à O. et à L. et dit : « Merci d’être venus. » Merci pour quoi ? Peut-être déboulons-nous sans le savoir en plein anniversaire… On répond : « De rien, ça nous fait plaisir. » Mais plaisir de quoi ? Regardez-nous, au comptoir avec nos trois mines d’imposteurs. Les gens nous parlent. On le leur rend bien. « Vous aussi, vous êtres venus pour l’anniversaire de P. ? » On fait semblant de faire semblant : personne n’est dupe, c’est une astuce pour amorcer le jeu. Le jeu du contact, en somme. Tout à l’heure j’ignorais jusqu’au prénom du héros de ce soir, et d’ailleurs ce n’est pas son anniversaire. Il nous a glissé trois tickets, genre tombola, pour des verres gratis. « Ça me fera trop », dit l’un. « Je ne m’attarderai pas », dit l’autre. Mais en vérité, on s’attarde, on se mélange, on expérimente, et l’on reprend un verre. Le dernier, je ne l’ai pas fini. On s’en va, car les autres doivent se lever tôt. Moi, pas forcément. Je m’en vais néanmoins. Le gars de tout à l’heure est parti aussi : il n’oublie pas que le monde existe après la nuit, avec ses contraintes et ses horaires : quel genre de costume porte-t-il ? Je n’ai pas posé de question. Le matin il reprend contrôle, lui qui aimait se laisser faire ; il me donnait le mode d’emploi, il fallait le saisir comme ça, ici, et il restait abandonné, disponible, en attente, comme un chaton par la peau du cou, un temps suspendu. Ça a duré, je ne sais pas combien. On ne se reverra pas, ou peut-être si. Il ne pleut plus. Je laisse L. et O. à leurs métros. Alors je rentre, un peu plus tôt que la veille, par les mêmes rues, les mêmes terrasses, les mêmes personnages d’un décor que je sais par cœur. Cette nuit je ne rentre pas de la pharmacie, un sirop chimique sous le bras, non, je suis chargé de vitamines plus tendres et plus électriques à la fois, ça requinque tout autant, mais avec quelque chose en plus, un goût de vivant, ça reste là, plus longtemps que les pastilles antiseptiques, allez savoir pourquoi, ça ne rend pas pareil, plus doux dans la bouche.

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