Il commence par dire qu’il n’a pas d’équilibre : comme si c’était une question de ça. Puis, qu’il ne sait pas danser. Mais ici personne ne sait. Je suis venu parce qu’il voulait que je vienne. J’avais prévenu : « Moi, j’ai envie et tu le sais, mais ce sera à toi de réclamer. » Il m’a dit que ce samedi, il y avait une fête à son travail. C’est une fête ou c’est du travail ? Je ne l’ai jamais vu dans ce contexte. Non pas dans ce décor (car nous étions exactement ici la première fois, ou plutôt la deuxième, dans ces murs mêmes, il y a quasi cinq ans désormais), mais dans ce rôle : le qui-vive professionnel. Garder un œil partout, rester disponible. C’est une fête où l’on danse. Le chorégraphe sur le podium explique les gestes aux gens (deux cents, trois cents personnes de tout genre, des petits et des grands, des vieux, des souples et des raides, des gros et des fluets, des rapides, des qui se débrouillent, des qui ne comprennent rien mais s’amusent quand même). Les gens reproduisent les mouvements tant bien que mal. C’est gai. Moi, j’observe ça comme un spectacle. Quand oserai-je entrer dans le cercle ? Lui, il dit qu’il ne danse pas : soit. Mais il bouge davantage que moi. Comment ne pas ? Il faudrait être hermétique au monde pour ne pas se trémousser un brin, car la foule est joyeuse. On a envie de l’imiter. Alors, presque sans le faire exprès, j’ai comme un roulis dans les jambes — en rythme ? rien n’est moins sûr — le rythme et moi, on ne s’accord jamais — à la fin d’un spectacle, je suis celui qui applaudit en décalé avec la meilleure volonté du monde. Décalé, ici aussi, sans doute. Mais heureux d’y être. Vraiment. Ne t’inquiète pas pour moi. Pendant que je fais la queue au stand de crêpes, une femme arrive, me frôle, se dirige vers le quai de déchargement qui servira de décor à la deuxième partie de soirée, en mode parking. Je crois la reconnaître. Le corps balèse, la présence indiscutable, le sourire qui en impose : elle est là, on ne saurait mieux le dire. La paire de ciseaux géante en strass pendue au cou. Muy bien muy lesbienne. Une image déjà vue. Même moi ! C’est dire si elle est connue. Et lui qui me rejoint dans la file, rayonnant, et me glisse un ticket-boisson (le vin rouge est glacé, car la fête a lieu en plein air), il crâne : « Dans quinze jours elle mixe aux Champs-Élysées, et ce soir elle est ici. » Ça alors. Je n’y connais certes rien, mais il faudrait être renfermé étanchement dans sa peau pour ne pas sentir les vagues, les ondes qui font décoller les corps : la musique est pêchue ; et puis j’ai picolé, mais ça ne réchauffe pas ; j’ignorais que ça se passerait dehors ; je porte un pull jaune conformément au dress code, mais je garde le blouson dessus, et l’écharpe ; il faut compter sur les ressources de nos propres corps ; les trente-sept degrés sont dedans et ne demandent qu’à circuler vers les extrémités ; comme tout le monde, inévitablement, je suis animé par les vibrations dans lesquelles nous baignons ; et gagné par la joie ; alors je remue ce qui me sert de véhicule terrestre, cette maladroite enveloppe à quatre membres dont je ne sais que faire ; personne ici ne prétend danser bien, ce n’est pas la question ; mais pourquoi ne sais-je pas bondir comme les autres les bras en l’air ? J’écris : « je ne sais pas. » Bien sûr que je sais : c’est facile. Quiconque a des bras sait les lever. Mais il faut comprendre mon verbe au sens belge : « Sais-tu danser ? » Il s’agit ici de ma capacité, de mon pouvoir, de mon « être en état de ». Et lui qui prétendait ne pas savoir, il dit : « Demain mon genou me le fera payer. » Je l’observe qui m’échappe, près de moi pourtant, mais qui m’échappe, oui, tant il saute, tant il s’agite : il est beau à voir dans cette liberté que je ne lui connaissais pas. Je voudrais le toucher ; je le touche quelquefois. Mais je reste hors de ce jeu-là. J’attends mon tour, plus tard, patiemment, le tête-à-tête. Après la fête. D’abord nous sommes au cœur de cette petite foule et j’admire la femme capable d’y insuffler ce mouvement, cette euphorie — « Viens, je t’emmène sur l’océan / Viens, je t’emmène au gré du vent » — oui, elle passe cela aussi, parmi tant que je ne reconnais pas — et « Toute la nuit, comme une obsession / J’ai entendu cette chanson » — moi, pendant trois jours, je l’ai dans la tête. Pas seulement la chanson. La nuit, avec lui, je m’éveille souvent. Lui aussi je crois. Il est avec moi, ça ne fait aucun doute. Il est là totalement, mais il est ailleurs au même moment. Ici aussi il m’échappe, et c’est bien. Je prétendais désirer cette liberté : mais qu’en savais-je, avant qu’elle advienne pour de vrai ? La voici, et il me semble — et je crois — du verbe croire — une sorte de foi — et je crois que je sais l’accueillir. Je sais l’accueillir dans tous les sens du mot, d’abord comme un savoir intellectuel, comme une question que j’avais préparée ; et puis au sens belge : je peux l’accueillir, oui, je suis en capacité de. S’il y a un équilibre à trouver, en vérité, ce n’est pas dans la danse, c’est ici, dans la place que nous nous donnons, que nous laissons à l’autre, et dans la place que nous ménageons pour les autres, ou plutôt que nous créons pour eux, pour tous les autres auxquels nous pensons.
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