Je crois qu’il existe un personnage dans Astérix qui s’appelle comme ça : Toumehéris (un Égyptien, puisque son nom finit en is). C’est exactement ce qui m’arrive, cet après-midi, alors que je suis avec J.-E. dans un lieu joli, face au square, et qu’il fait beau : tout me hérisse. Je regarde la déco du bistrot (parfaite, pourtant – ou plutôt : trop parfaite), je constate le prix du café (le verre d’eau, il faut le réclamer), j’écoute les conversations des gens attablés à côté de nous, j’observe la dégaine des passants : tout me crispe et m’insupporte. J’aurais dû prévoir que je réagirais ainsi ; je savais que l’idée de s’installer à cette terrasse était mauvaise (je me connais), mais j’ai été naïf : j’ai cru que je saurais faire abstraction. Je me souviens de la rue de Bretagne la première fois que je l’ai vue, en 2005 (j’entrais à l’école Duperré), et les moments passés chez J.-E. quand il y habitait encore, fin 2006. Certaines choses n’ont pas changé, je suppose – mais je ne sais pas lesquelles : ce doit être celles qui ne m’intéressaient pas. Tout ce dont je me souviens, ça n’existe plus. Tout a été détruit. « C’était quoi, déjà, à la place de la boutique La Durée ? Ah, oui, le petit bazar. » Les gens de ce quartier ne se nourrissent donc que de macarons, de glaces, de pâtisseries luxueuses ? S’abreuvent-ils de cocktails compliqués ? De cafés à 2,50 euros sans verre d’eau ? Moi, non, et je détesterais habiter cet endroit, désormais. Et J.-E. me fait remarquer justement que, dans notre rue de la Roquette gangrenée par Airbnb et par les boutiques à la con (genre : chocolaterie Ducasse), un jour, là non plus nous ne serons plus chez nous. « Notre quartier est en voie de ruedebretagnisation galopante », dit-il. Et, de faire ce constat, ça ne me fait pas me sentir vieux (genre : nostalgique). Non, ce que j’éprouve c’est seulement (uniquement, entièrement, pleinement, intensément) de la colère. Qui prend parfois la forme de cette irritation triste que j’éprouve en ce moment ; d’autres fois, d’une révolte pure et simple.
Alors, Que faire ?, comme demandait l’autre. On vit dans un quartier, dans un monde, dans un système dégueulasses, et on n’y peut pas grand-chose. J’admire infiniment ceux qui essaient de jouer un petit rôle là-dedans, de quelque manière que ce soit : « changer le système de l’intérieur », « être le moins pire des éléments de la grande machine », ou encore « infiltrer le mal pour mieux le faire sauter ». J.-E. me rapporte une discussion qui a eu lieu hier avec S. : il s’est investi sans compter pour changer l’organisation de la structure qui l’emploie, afin de la rendre plus humaine – et, finalement, il n’a gagné que ce sentiment terrible, non seulement d’avoir été vain, mais en plus d’avoir été trahi, voire manipulé. C’est ce même S. que j’ai entendu dire, hier, à propos du monde pourri laissé à ses enfants, et des manifestations de samedi : « Même quand on ne cherche pas à renverser le système, mais simplement à exprimer ce qu’on en pense, on se fait taper sur la gueule ».
Il y a cette autre discussion, très souvent, avec J. : la tentation de quitter tout ça pour construire autre chose, à côté. Un autre mode de vie, dans lequel on ne se trahit pas soi-même, et par lequel on ne blesse personne. Pour elle, c’est un fantasme qui pourrait se réaliser très bientôt : c’est le bon moment, semble-t-il, et ce grand saut fait un peu peur. Est-ce que quitter ce monde-là, c’est se retirer du monde réel ? (Là, c’est moi qui pose la question, ce n’est pas elle). Le personnage d’Astérix, dans la situation qu’elle décrit, serait alors un Ibère (car son nom finirait en on) : Faisonnoscarton y Parton. Mais, moi, je ne ferai pas mes cartons : j’aime trop Paris. Si tout me hérisse, à Paris, c’est parce que tout me rappelle la guerre permanente de tous contre tous, la victoire toujours en marche du capitalisme (car, tant qu’il gagne, il continue d’avancer), les idoles de la consommation au nom desquelles on brûle un peu plus, chaque jour, ce qui reste du monde naturel. Mais, si je vivais à la campagne, je verrais la même chose (je me connais). Je verrais les terres agricoles transformées en centres commerciaux ; les hectolitres de poison déversés dans les champs qui existent encore ; les gens pauvres chassés des villes, devenus des ruraux malgré eux.
J’admire infiniment, disais-je, ceux qui essaient de changer un peu ce monde, à leur échelle. Je ne crois pas me ranger dans cette catégorie. J’essaie toutefois de ne pas peser trop lourd dans la balance, de ne faire de mal à personne. Je fais attention à beaucoup de choses, au point que c’en est souvent fatigant : d’où vient mon argent et comment je le dépense. Je m’assure, tant que possible, qu’il n’a pas servi à faire le mal, au passage (« le mal », oui, j’assume ce mot, car je crois qu’il faut être manichéen quand l’urgence l’impose, quand c’est une question de survie collective d’agir d’une façon plutôt que d’une autre). Je ne fais de mal à personne, et puis j’écris.
L’autre jour, T. me disait qu’il croyait, lui, que les livres pouvaient changer le monde. Au début de notre conversation, je n’étais pas d’accord avec lui ; et puis, à la fin, sans avoir pourtant changé d’avis, je me suis aperçu que nous étions d’accord. C’est-à-dire que les livres (ou les textes écrits et lus, quelle que soit leur forme) ne changent certes pas la configuration pratique et matérielle du monde, mais posent un regard sur lui, et contribuent donc à changer le regard de ceux qui lisent et qui, collectivement, participent au monde. J’ai admiré T. de penser cela si fort. La différence que j’avais avec lui, dans cette discussion, demeurait enfin celle-ci : cette croyance est pour lui une forme d’optimisme tandis que, pour moi, c’était un constat froid. Si la création possède ce pouvoir, tant mieux, mais si elle ne l’a pas, tant pis. Parfois, la littérature nous aide à donner un sens à tout ce merdier, et c’est beau. Parfois, elle fait le constat d’une effarante absurdité, et ça peut être beau aussi. Est-ce une consolation de le savoir ? Non.
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