D’habitude, je n’ai pas de sympathie pour les goélands : ils sont trop parfaits, blancs immaculés, le bec impeccable, une sorte de dédain dans leur pose (comme les chevaux qui savent être beaux, mais pas mignons, ni sympas : je préfère les ânes). Alors cette famille qui habite sur le toit du garage, sous notre fenêtre, me réconcilie avec l’espèce. Deux adultes (vol majestueux, regard hautain) se relaient auprès de trois boules grises maladroites, assez moches, tout à fait adorables, le duvet ébouriffé, des pattes trop grandes et des ailes qui ne savent pas encore voler (il y a du shadok dans leur dégaine), toujours penchés et prêts à basculer (la silhouette du kiwi), picorant tout ce qu’ils trouvent pour le mettre à la bouche (une pensée pour les enfants humains). Trois soirs, trois matins, on assiste à leur éducation. L’un des petits ouvre ses ailes quelquefois, il les agite, il a l’air de se demander à quoi ça sert. Allons-nous assister au premier vol ? Non. Il paraît que les goélands vivent douze ans à l’état sauvage ; ils trouvent un partenaire la quatrième année, puis reviennent à chaque printemps au même endroit. Puisqu’ils sont bien ensemble, pourquoi ne pas continuer ainsi toute la vie ? On dit d’eux qu’ils forment des couples fidèles. Fidèles ou exclusifs ? La question a du sens pour les gens, mais pour les goélands je ne sais pas.
Je gardais du Tréport le souvenir d’une ville triste : des rues désertes, les boutiques fermées pour toujours. Avec les copains, nous avions parcouru le vieux quartier de nuit et au pas de charge, espérant choper le dernier funiculaire, grimper sur la falaise et contempler la mer. « On ne voit rien, allait dire l’un. — Il fait nuit », répondrait l’autre. Cet été-là ou le suivant (nous nous sommes retrouvés ici deux fois, avec la bande de l’école Estienne), un autre soir, nous étions montés sur la falaise d’en face pour voir de plus près la statue du promontoire : depuis la maison, le socle blanc et le personnage lumineux ressemblaient à une énorme bougie allumée dans la nuit. Comme c’était l’anniversaire de quelqu’un parmi nous, il fallait qu’on en eût le cœur net. L’escalier était abrupt, surtout dans le noir et après quelques bières. Le gros machin était une Vierge dominant la mer, comme le Christ de Rio mais en moins grand, et les spots braqués sur elle dessinaient un halo. Ce n’était pas une bougie, mais c’était chouette, on avait éclairci le mystère.
Le Tréport d’aujourd’hui n’est pas différent de l’impression qu’on s’était faite il y a dix ans (déjà dix ans ?) : la plupart des magasins sont à vendre. La différence, c’est qu’il fait jour. On passe les journées sur les chemins, on rentre gavés de soleil et l’on sait apprécier les rares cafés, les deux épiceries où l’on se ravitaille. À trois numéros de l’immeuble où nous logeons, une boutique vide : le rideau de fer est baissé (rien de plus tristement banal), mais l’enseigne est joliment découpée, ses lettres en bois vintage sentent le neuf : « la Marine ». Je suis sûr que ce commerce n’a jamais existé, que c’est un décor de cinéma, que c’est ici que travaillent les deux garçons, celui qui va mourir et celui qui raconte l’histoire : c’est dans ce magasin que le coup fatal est porté à leur amour, né dans les vagues et sauvé de la tempête. Il faudrait revoir Été 851 pour vérifier. Le temps du tournage, cette rue a repris des couleurs, puis elle est retombée en dormition.
Il y avait un autre film2, vu au cinéma alors que je préparais ma valise pour Luçon. Je partais en résidence pour la première fois, la contrée m’était inconnue, je me demandais si quelqu’un là-bas avait lu quelque chose de moi, si je n’allais pas y mourir d’ennui dans l’incompréhension générale. Et si c’était un malentendu ? Dans Ma vie avec James Dean, un jeune Parisien est invité au Tréport pour y projeter son premier film. Il est content d’avoir été sélectionné, mais il se demande : « Pourquoi moi ? et pourquoi ici ? » Personne ne l’attend. Devant le cinéma, on a oublié de coller l’affiche de son film. La programmatrice du festival (gentille comme tout) lui dit : « C’est un pari un peu risqué pour le public d’ici parce que ton film est… euh, exigeant. » Exigeant, c’est l’euphémisme pour dire : ça n’intéresse personne. Je m’identifiais à fond. Je vivais par anticipation mon arrivée à Luçon. Dans le film, ça se passe comme on le redoutait : la salle est vide. Le seul spectateur est le projectionniste, un garçon étrange et charmant qui dit au réalisateur désespéré : « Je suis amoureux de vous. » S’ensuivent des approches interminables et délicieuses, et ce qui arrive toujours quand deux hommes se désirent dans un endroit improbable, et qu’il n’y a rien d’autre à faire dans le patelin après 19 heures. Alors moi, je pensais de plus en plus fort à Luçon : si le début du film m’inquiétait beaucoup, la suite ouvrait des perspectives merveilleuses.
Ce matin, la brume cache la falaise de Mers depuis Le Tréport, et réciproquement. On parcourt une plage, puis l’autre, et J.-E. trouve cette humidité bien agréable : encore une journée de soleil, ç’aurait été trop pour sa peau. Au bistrot, on trinque avec nos tasses de café et on se dit : « Bon anniversaire ! » parce qu’il y a quinze ans tout juste, à cette heure-ci, j’étais en train de repasser ma chemise blanche (je n’ai pas souvent fait ça dans ma vie, mais ce n’est pas pour cette raison que la journée est mémorable) : ce soir-là, j’avais envie d’être chic. Je voulais faire plaisir à celle qui comptait sur moi. Et puis, je savais qu’il y aurait du monde, des nouvelles têtes, des bonnes têtes, des gens dont la tête me reviendrait. Je choisissais ma tenue en pensant que tout pourrait arriver, et surtout ce que je n’imaginais pas. L’imprévu pourrait me tomber dessus, je n’aurais pas peur de lui, promis. Si bien que, quand j’ai vu J.-E. et qu’on a commencé à parler, j’ai pensé : « Il a une tête qui me dit quelque chose », alors que, pourtant, c’était la première fois que je le rencontrais.
1 François Ozon. Été 85.
2 Dominique Choisy. Ma vie avec James Dean.
“des bonnes têtes, des gens dont la tête me reviendrait” : en tant que personne dont la tête ne te revient pas, cette phrase m’a fait rire ;)
(c’était juste une taquinerie) :)