C’est le jour où j’arrive les mains dans les poches : cette séance, ce sont les élèves qui l’ont préparée et moi, je me laisse faire. Je tombe sur Céline à l’arrêt de tram, on fait la route ensemble et on arrive au collège, un peu en avance. La porte du CDI est fermée : à travers le carreau, je vois un élève qui se comporte d’une drôle de façon derrière le bureau de Bastien, le prof-doc, et un gars qui filme la scène. C’est un tournage, il ne faut pas déranger. La récré sonne : les élèves-acteurs sortent, Céline et moi entrons, nous attendons les élèves-auteurs. Nous jetons un œil à l’expo qu’ils ont accrochée au mur et promettons à Isabelle, leur prof, de ne pas tout regarder en détail, afin de ne pas spoiler la visite guidée par les élèves. Quand ils entrent à leur tour, les élèves, je remarque les détails qui ont changé en eux : celui qui s’est coupé les cheveux, celle qui a bronzé. Est-ce qu’on grandit beaucoup, en trois mois ? Clayton, Emanuel et Kadidiatou nous expliquent le principe de l’expo : rendre compte des étapes du travail. C’est vrai, quoi ! On n’a pas fait que lire et écrire, pendant les ateliers. On a dessiné, on a regardé des images, on a vu un spectacle. Avant d’écrire la nouvelle qui figure dans le livre, il y a eu d’autres textes, des ébauches et des avatars. Quiconque a participé à un atelier d’écriture sait que le texte final, même si l’on en est fier (et on l’est) est seulement la face visible de l’iceberg : le plus gros (et le plus beau) c’est tout ce qui existe pendant les séances. Les tentatives, les doutes, les efforts, les émerveillements.
« Tu avais déjà vu son visage en entier, toi ? » demande Isabelle à sa collègue. « À lui ? Non… » Maintenant nous sommes dehors, sur la pelouse. On propose aux élèves de retirer leur masque parce que, depuis ce matin, c’est permis. Nous faisons de même. Nous sommes beaux, tous autant que nous sommes, avec des nez et des bouches. Il y en a qui me sont déjà familiers, parce que les masques n’étaient pas toujours bien mis, en classe, mais d’autres que je découvre — et que les profs découvrent aussi, quinze jours avant la fin de l’année. Une joie simple. On s’assoit en cercle. Macil lit le texte de Jérémie. Inès et Clayton lisent la nouvelle qu’ils ont écrite avec Manana et Morgiane. Oana, Jennani, Mouzdalifa et Denisa lisent leur histoire en alternant les voix, chacune incarnant un personnage : quand l’héroïne embrasse son amoureux, la lectrice hésite, les autres pouffent ; alors toute l’assemblée pouffe de concert pour les encourager. On applaudit. C’est le moment où je sors les livres de mon sac : tout le monde se lève pour prendre son exemplaire, pour aider à la distribution. Et on tourne les pages à toute vitesse, et on cherche son nom, et on reconnaît son dessin, et on relit sa nouvelle. Et Kilian dit : « Je veux lire, moi aussi. » Alors on refait le silence et on l’écoute. L’histoire est longue, sa voix est fragile, mais il tient absolument à aller jusqu’au bout. Alors on tend l’oreille. On le laisse terminer. C’est le petit cadeau qu’il se fait : on ne peut pas le priver de ça. Plus tard, quand chacun sirote son jus de pomme, on le voit qui relit sa nouvelle en remuant les lèvres, là-bas vers le terrain de foot. Je vais voir Clayton pour lui montrer mon texte perso, à la fin du recueil, parce que je l’ai illustré par un dessin de lui : j’espère que mon emprunt lui fait plaisir. À moi, il me fait très plaisir. Tout ce qui se passe, là, me fait plaisir. Voir leurs petites têtes sans masque, cet après-midi de presque-été, voir les mômes se disperser avec leur livre à la main, parler de ce livre ou de tout autre chose. J’ai fait circuler un exemplaire pour recueillir la dédicace des auteurs et autrices : il a commencé à passer de main en main, puis je l’ai perdu de vue. Il me reviendra peut-être un jour.
Le livre a été tiré à cinquante exemplaires. On peut aussi le télécharger en PDF ici.