Le lecteur a déjà l’image mentale

« Mon histoire, c’est cet acte de piratage : comment ils ont intercepté les communications de l’occupant. Mais pour ça, j’ai besoin de connaître en détail la configuration du pavillon où ils se cachaient, et tout le quartier alentour. » C’est Joachim qui m’explique ça, hier soir à la Maison de la poésie, à propos de Robert Keller et de Noisy-le-Grand, mais j’aurais pu tenir le même discours. D’ailleurs, dix minutes plus tôt, je disais à Thomas : « Pour Rue des Batailles, j’ai passé mon après-midi à observer les plans du réseau des tramways parisiens dans les années 1870. » Je m’abîme volontiers dans les recherches documentaires quand je patine dans l’écriture. Au moment où j’ai commencé à vérifier l’emplacement des stations des bateaux omnibus, j’ai compris que je m’égarais. Quelqu’un répond : « Lorsque l’auteur dit que le personnage porte un chapeau, il n’est pas utile de décrire le chapeau, car le lecteur a déjà l’image mentale. » Séduisante hypothèse ! Encore faut-il compter sur un répertoire d’images communes. Lorsque j’ai dit à Thomas : « tramways », il n’a pas vu les chevaux. Or, mes tramways de 1870 étaient hippomobiles, et non électriques, ni automobiles — par ricochet, je note ici la remarque d’André, à qui l’on montrait un volume de mon journal autopublié : « Ce que je n’aime pas dans l’autoédition, c’est le mot auto, ça me fait penser qu’on brûle des énergies fossiles. » Il s’agit pourtant du contraire : un circuit court depuis l’auteur (moi) jusqu’au lecteur (Joachim) en passant par l’imprimeur, à cinquante mètres d’ici, dans le quartier de l’Horloge. Je me suis déplacé à pied d’un point à l’autre. En métro parfois. Mais dans Rue des Batailles, j’ai envie de tramway. J’avais noté pour ce chapitre 66 : « Pas de Jules ». L’idée consiste à emmener Adrien dans des lieux qu’il a fréquenté avec Jules avant que celui-ci ne disparaisse, afin qu’il éprouve physiquement l’absence de l’ami. Il croit l’apercevoir, mais c’est un autre. Ou bien : ce n’est personne. Or, dans les années 1870, il se trouve qu’Adrien habite boulevard de Courcelles et que, sous ses fenêtres, passe la ligne Trocadéro-Villette. À l’un des terminus, c’est l’emplacement de la feue rue des Batailles ; à l’autre, c’est quasi Pantin, où vit le frère d’Adrien. Entre les deux, on passe par les boulevards, le parc Monceau où les Communards ont été fusillés, le pied de la butte Montmartre où habiteront les descendants de Jules, la rue Fontaine où ils sortaient ensemble le soir, la rue Gérando où vit Elmina, la place du Delta et son « sinistre soulèvement de pavés » décrit par Victor Hugo1. En somme : tous les lieux de mon roman. Si je cherche un fil conducteur à mon chapitre, le voici — et il s’appelle « TP », son indicatif dans le réseau de la Compagnie générale des omnibus.

Hippolyte Blancard, Tramway arrêté place du Châtelet, 1890

À la maison de la poésie, donc, Anne dit que, lorsqu’elle a commencé d’écrire Musée Marilyn, elle savait déjà que ce serait « un gros livre ». Pareil pour moi. Je regarde le compteur : 520 000 signes. Ça pour un pavé ! Et ce n’est pas fini. Promis : je ne m’attarderai pas sur les bateaux omnibus Suresnes-Charenton, bien que le sujet soit passionnant. Anne dit aussi : « Je ne voulais pas parler à sa place. » Il a fallu trouver une autre voix pour parler de Marilyn, afin de ne pas accaparer sa parole. Ne pas transformer ce personnage (qui est certes une fiction dans le cadre du livre, mais aussi une personne ayant vécu hors de la littérature) en coquille vide, que l’autrice emplirait de ses pensées, de ses désirs propres. Et pourtant, je m’identifie à Jules, à Maurice, à tous ces gens : je parle de moi quand je parle d’eux. Suis-je en train de confisquer leur parole ? J’admire l’éthique d’Anne (elle a prononcé ce mot) et celle de Joachim (qui écrit un roman sur Robert Keller, mais ne veut « pas trop inventer »). Et pourtant : si le personnage de Joachim n’est pas très connu, celui d’Anne est archi-célèbre. Marilyn, bien que morte, saura se défendre : des tas de bouquins ou de films montrent d’autres facettes d’elle, qui compenseraient ou contrediraient les libertés prises par Anne. Tandis que moi, mon Jules Forthomme que personne ne connaît, qui proposera un éclairage différent sur sa vie ? Je suis seul à parler de lui ; seul garant de mes élucubrations : il devient ma créature. Quelle responsabilité. Je me souviens d’une rencontre en librairie : un écrivain avait fantasmé la vie intime d’un peintre célèbre ; j’avais osé une question à propos de cette « éthique », sans jugement de ma part, pure curiosité, ouverture des possibles, rapport à mes questionnements propres ; l’auteur avait répondu que la mention du mot « roman » sur la couverture l’autorisait à tout inventer et que, par ailleurs, il existait tellement de biographies de ce peintre que chacun pouvait se faire son idée ; enfin, ledit peintre était affabulateur, voire mythomane ; impossible alors d’accorder du crédit à son autobiographie même. Avec Rue des Batailles, je ne me fais aucun souci pour Victor Hugo (qui paraît dans mon récit au rang de figurant) : on ne m’a pas attendu pour écrire à son sujet. Un autre de mes personnages, c’est François Delsarte, certes pas hyper connu, mais en fouillant le web on trouve des trucs. Quant à Jules Forthomme, évidemment… il faudra me faire confiance.

« Ne rien inventer », je veux bien, mais je n’écris pas une chronique de faits ; j’écris un roman que j’espère poétique, j’écris sur le manque de l’autre, sur la sensation de l’absence, sur la présence de ceux qu’on aime ; sur ce que ça fait d’habiter un corps vivant dans une ville vivante. Mais les flux dedans le corps, les picotements sur la peau, la chaleur en-dessous d’elle, les contractions d’une cage thoracique, l’épanouissement d’un sentiment dans les veines, ça n’est pas conservé dans les archives. Et moi, c’est ça qui m’intéresse. Alors, là, c’est Laurent qui m’envoie un lien vers ce texte de Mathieu Riboulet. J’en retiens une phrase :

« C’est sans doute aux écrivains de répondre, eux seuls peuvent se substituer à l’archive, parfois avec la bénédiction des historiens qui, eux, en sont tributaires. »

Dans ma Lettre ouverte, puisqu’il s’agissait d’évoquer « la vie brève » — quelque chose d’intense qui contient sa propre fin — j’avais osé une scène de sexe ; en ce temps-là je débutais dans l’érotisme, les Histoires pédées en étaient à leur balbutiement, c’était déjà énorme pour moi d’esquisser un brin de sensualité. Pour résumer cette scène, le mieux est de répéter les mots de Guillaume : « La scène de branlette adolescente est géniale. » Puisqu’il le dit ! Il est vrai que les sentiments et les fantasmes ne laissent aucune trace dans l’état-civil ; on peut procréer sans amour ni désir ; j’accorde toutefois à mes personnages mariés la présomption d’hétérosexualité. Pourtant, j’aimerais que quelques uns ne le soient pas, mais ce serait abusif de ma part si je plaquais mes propres fantasmes sur leur pauvre identité de fantômes. J’avais donc écrit cette scène pour suivre mon intuition, mais sans les trahir, afin que la complicité entre ces deux garçons se teinte d’érotisme, sans prétendre qu’ils se désiraient l’un l’autre. Une astuce que je développe dans Rue des Batailles : une scène de branlette (encore), où Jules convoque mentalement l’image du couple formé par Adrien et l’amoureuse de celui-ci. Ce qui excite Jules, puisqu’il ne connaît pas le corps de la fille, c’est de se projeter dans le corps d’Adrien pour vivre son plaisir par procuration. Désir mimétique, alors. Je reste sur la ligne de crête. Quant au mariage de Jules et Elmina, pas d’équivoque, je ne veux pas de sentiments ambigus ou tièdes : je décide qu’ils s’aiment. Et je suis fier de mon chapitre 62 : leur première nuit d’amour. C’est du sexe hétéro, et pourtant c’était excitant à écrire — et à lire à voix haute. Pour rester fidèle à mes personnages et en même temps me reconnaître en eux, j’ai décrit l’attraction des corps et la magie de leur contact ; les peaux, les mains ; sans montrer les détails anatomiques qui ne m’excitent pas, et surtout que je ne connais pas — parce que je ne les possède pas moi-même, et n’ai jamais joué avec ceux des autres. Je repensais à cette scène, hier soir à la Maison de la poésie, pendant qu’Anne lisait un extrait d’À même la peau : la danse de « ce corps-ci » et « ce corps-là ». Fière de préciser qu’ils n’étaient pas genrés : elle laisse au lecteur la liberté de l’image mentale. « Ne pas confisquer la parole du personnage », disait-on plus tôt. Ajoutons à notre éthique : « Ne pas empêcher le lecteur de former ses propres images. »


1. « Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd’hui passer sans un serrement de cœur dans de certains quartiers de Paris ; par exemple, près de ce sinistre soulèvement de pavés encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard ? Qu’y a-t-il sous ces pavés ? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l’avenir. » Discours de Victor Hugo au Sénat, le 22 mai 1876, cité par Michèle Audin dans La Semaine sanglante, comptes et légendes, faisant référence aux combattant·es de la barricade du Delta, sur le boulevard de Rochechouart, massacrés sur place, dont les corps ont été enfouis dans un chantier de voirie.

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