J’avais envie de romanesque, voire de rocambolesque : quelque chose de feuilletonnant. J’ai été servi par Un conte de deux villes. Quand je l’ai fini, H. m’a dit : « J’adore les scènes d’auberge, et aussi la description du salon glacial d’un aristo français » — il m’impressionne, il connaît tout. C’est le seul livre de Dickens que j’ai lu ; je l’ai choisi à cause de la traduction d’Emmanuel Bove, et parce que ça se passe entre Londres et Paris pendant la Révolution française. Exactement comme dans le souvenir d’H. : le grand écart entre le bistrot pouilleux des faubourgs et les palais dorés, car il y a des lieux et des époques où ces carambolages se produisent (la lutte des classes), où des ascensions fulgurantes sont possibles, et des dégringolades vertigineuses. La Révolution inaugure une avalanche de bouleversements politiques, à la faveur desquelles les romans familiaux prennent de l’ampleur. On sort des rails de la reproduction sociale, et soudain le roman s’écrit tout seul. J’ai lu ça dans Balzac, dans Flaubert, dans Stendhal, mais je les soupçonnais d’avoir choisi leurs personnages pour leur potentiel narratif extraordinaire : quid du bonhomme ou de la bonne femme lambda ? Eh bien, depuis que j’explore Rue des Batailles, je peux le déclarer solennellement : le rocambolesque est à la portée de tous. Au départ, j’avais Jules le disparu — peut-être un nouveau Mystère de Paris. Puis, j’avais trouvé la famille Delsarte, les artistes plus ou moins argentés, les Scènes de la vie de bohème. Puis, le père de Jules s’engageant dans l’épopée napoléonienne, gagné par une fièvre digne de Fabrice Del Dongo. Du côté d’Elmina, j’imaginais un portrait de petits commerçants à la Zola — la boutique de tailleur de la rue Laffitte, expropriée par les travaux d’Haussmann et délocalisée à Montmartre. Mais, en vrai, je connaissais peu les parents d’Elmina. Le père est coupeur-tailleur, certes. Mais quoi d’autre ? J’ai mené l’enquête. J’ai appris plein de trucs. Et ce soir je vous le dis : en vérité, c’est du Balzac. Ça ferait partie des « Scènes de la vie parisienne », car de telles choses n’arrivent qu’à Paris : il faut que des gens de tous horizons tombent dans un même creuset, où tout peut arriver n’importe quand. Ça s’appellerait Splendeurs et misères des couturières ou Le pari des Rabot.
Les prénoms extraordinaires d’Elmina Françoise Eudoxie Wilhelmine Joséphine Magny : pourquoi une telle ribambelle ? Elle est née banalement à Paris, de parents aux noms platement francophones : Jean Benoît Magny et Rosalie Joseph Gailly. De la mère Rosalie, je savais seulement qu’elle était morte en 1873, à soixante-dix ans, à deux pas de chez ses enfants Elmina et Gustave. Gustave est celui qui signe l’acte de décès à la mairie. Étrangement, il déclare que sa mère est « célibataire ». Non pas mariée, ni veuve, ni divorcée, mais célibataire. Ce document ne m’apprend donc rien sur le devenir du père. Alors, j’ai cherché ailleurs, et je l’ai trouvé au cimetière parisien d’Ivry quatre ans plus tard. Bizarre ! car la mère est enterré à Saint-Ouen. Puis, j’apprends qu’il est mort à l’hôpital de Bicêtre, et ça me provoque une sorte de frisson. Je suis allé à Bicêtre cet été pour me faire vacciner contre la variole du singe, on m’a très bien accueilli, l’interne était très beau, je ne peux pas me plaindre. Mais en 1877, Bicêtre était un asile d’aliénés, en même temps qu’un hospice de vieillards en mode mouroir, dortoirs de dizaines de lits alignés. Le père d’Elmina était-il fou ? Ou bien vieux et esseulé ? Il a été admis en 1876 comme « indigent ». Avait-il coupé les ponts avec sa famille ? Manifestement, aucun de ses enfants ne l’a accompagné pour son admission, car le registre dit « veuf de Rosalie Gagny » : il y a une faute sur le nom de sa femme (qui était, elle, « célibataire »). Même erreur l’année suivante sur son acte de décès… Mais ce qui m’intrigue le plus, c’est son nom à lui : « Jean Benoît Magny, dit Rabot ». Puisque je lis qu’il est né à Lyon en 1812, je cherche son acte de naissance : Jean Benoît Magny, enfant posthume ; son père est mort trois mois avant sa naissance ; sa mère a pour témoin un dénommé Benoît Rabot. Il n’est pas difficile de déduire la suite de l’histoire : l’ami de la mère devient une sorte de père adoptif. Voilà pour les origines. Mais Balzac dans tout ça ? car, oui, j’avais promis Balzac. J’y viens. C’est par Rosalie que Balzac arrive.
Je lis sur Gallica un article paru en 1844 dans La Démocratie pacifique (recherche par mot-clé : « Rosalie Gailly »). Un vieil aristocrate célibataire, le baron de Commaille, cherche à se caser, mais pas avec n’importe qui. En 1837, il rencontre une comtesse de Rodoan de Mérode, issue d’une noble lignée belge, épouse du duc de Brancas. Jusqu’ici, je ne vois pas en quoi ça me concerne. La duchesse présente au baron sa fille Wilhelmine Ziska Eudoxie. Oh. Ces prénoms bizarres ! Mon radar s’affole. Je lis la suite. La jeune Wilhelmine accepte d’épouser le vieux. De mèche avec sa mère, elle expose des conditions saugrenues : elle veut se marier à Londres. Aucune des deux familles n’a pourtant d’attaches anglaises. Seulement, il paraît qu’à Londres on se marie très vite, sans formalités, un peu comme aujourd’hui à Las Vegas. C’est louche, mais le baron accepte. Il paie le voyage. Il retrouve là-bas sa future épouse, venue sans sa mère qui a dû rester à Paris pour régler son divorce — car son couple avec le duc de Brancas battait de l’aile, et c’est pourquoi elle a combiné ce mariage pour sa fille, vous allez voir. La jeune Wilhelmine n’est pas seule pour autant. Elle est accompagnée par — je cite :
[…] deux amis auxquels Mme la duchesse de Brancas confie sa fille : M. et Mme Rabot. Qu’est-ce que M. et Mme Rabot ? Le voici : M. Rabot est un garçon tailleur, et Mme Rabot, ah ! Mme Rabot… ce n’est pas Mme Rabot : c’est Rosalie Joséphine Gailly, couturière ; mais dans le monde (le monde des garçons tailleurs et des couturières !), on l’appelle Mme Rabot.
Notez le mépris de classe décomplexé du journaliste. Ce couple Rabot, ce sont mes ancêtres : Jean Benoît Magny, dit Rabot, né à Lyon ; et Rosalie Gailly, née à Nivelles en Belgique — voici la connexion belge ! sans doute Rosalie a-t-elle gagné Paris dans le sillage de la duchesse bruxelloise ? Voilà ce couple Rabot intronisé chaperons de la jeune Willhelmine : il faut imaginer le voyage à Londres en voiture, bateau, voiture à nouveau ; les noces express ; puis le retour dans les mêmes conditions. À Paris, la jeune mariée déballe tout à son vieux baron : elle n’a pas l’intention d’habiter avec lui ; elle n’a pas de dot ; tous ses biens sont au Mont-de-Piété ; il doit l’entretenir ; et la belle-mère fraîchement divorcée exige une rente. Elles jouent cartes sur table : cette union à la sauvette n’était qu’une formalité pour plumer le vieux. Là, je reconnais Balzac. Et mon couple Rabot dans cette galère ?
La jeune Wilhelmine refuse donc le domicile conjugal et pioche dans la caisse de son mari ; dans ce but, elle « na pas craint de se liguer avec des domestiques et des ouvriers » (je cite), et avec un garçon en particulier, qui l’emmène manger des glaces et lui « prend le menton » à l’opéra (je cite toujours). Elle s’installe au 7 rue Neuve-de-Berry, près des Champs-Élysées, « sous la protection de M. et Mme Rabot, s’occupant à tenir sur les fonts de baptême et à donner ses noms remarquables à la fille née dans ce domicile commun, du concubinage du garçon tailleur et de la couturière. » Je reconnais ce bébé : voici Elmina ! et soudain, le secret de ses étranges prénoms révélé. Elmina naît dans cette maison des Champs-Élysées. Elle est une enfant naturelle et pourtant baptisée ; elle a pour marraine cette aristocrate improbable, qui lui donne ses prénoms hérités d’une princesse hollandaise. Tu parles d’un départ dans la vie !
En 1844 (Elmina a cinq ans), le baron de Commaille découvre que son épouse Wilhelmine vient d’accoucher d’un enfant, à qui elle a donné son nom à lui — c’est sans doute le fruit de ses amours avec l’ouvrier qui l’emmenait manger des glaces. Il attaque Wilhelmine en justice (d’où cet article que je viens de lire) et gagne : il renie l’enfant. L’épouse déchue meurt l’année suivante, à trente ans, à son domicile du 51 rue de la Madeleine… où habite aussi le couple Magny-Gailly dit Rabot, toujours fidèle ! Huit ans après l’expédition de Londres, tout de même. C’est Jean Benoît Magny qui déclare le décès.
Je retrouve les Rabot deux ans plus tard, ils habitent rue Laffitte, leur fils Gustave est baptisé à Notre-Dame-de-Lorette. Ils ne sont toujours pas mariés. En 1862, ils habitent au 8 rue Durantin, à Montmartre. C’est la date où Elmina épouse Jules : le point de départ de mon récit et de mes recherches, il y a trois ans. Je relis l’acte dudit mariage : il n’est écrit nulle part que les parents d’Elmina sont mariés. Ça ne m’avait pas frappé jusqu’ici. Le père signe « Magny » d’une écriture très régulière. La mère signe « Gailly » plus maladroitement. Je comprends mieux pourquoi, à son décès en 1873, Rosalie est notée « célibataire » : c’est son statut officiel, bien qu’ayant vécu vingt-cinq ans (au moins) avec Jean Benoît, dit Rabot.
C’est l’histoire d’un enfant né à Lyon sous le premier empire, alors que son père est déjà mort. Le mort était commissionnaire : il ne laisse pas d’argent. Élevé par sa mère et par un petit commerçant nommé Rabot, qui ne l’adopte pas, il se fait appeler pourtant comme lui : « Rabot », c’est rigolo pour un coupeur-tailleur. Il monte à Paris, probablement autour de 1830 : la Révolution de Juillet. À Paris, on rencontre tous les provinciaux et tous les étrangers du monde : c’est pour cette raison que tant de romans commencent à Paris. Notre coupeur se met en ménage avec une couturière belge, Rosalie, qui a des accointances avec une duchesse de son pays. Cette dernière manigance un projet de mariage : le jeune couple est mis dans la combine. Pour signer le contrat le plus vite possible, on invente un voyage épique à Londres : il faut se figurer Les Pieds nickelés racontés par Dickens. Puis, on passe le relais à Balzac : le garçon tailleur et la couturière, complices et confidents d’une baronne amoureuse d’un ouvrier, vivent avec elle aux crochets du vieux mari qui n’y comprend rien ; il faudrait décrire maintenant cette joyeuse colocation dans un hôtel particulier, la vie communautaire des ces couples illégitimes transgressant les classes sociales. Ici, on réécrirait Balzac à la manière des Chroniques de San Francisco : une bande de presque-hippies pratiquent l’amour libre aux Champs-Élysées, refusent le mariage, et pressent le curé de baptiser leur enfant bâtard. À ce bébé, affublé d’une baronne comme marraine, ils donnent cinq prénoms résonnant comme un mot de passe, une incantation ou un happening pré-punk : des prénoms de reine de Hollande à faire frémir leur arbre généalogique de prolétaires. On rêverait alors de La fortune des Rabot, en clin d’œil à Zola, et puis ce serait la chute : on est chassé du paradis, on réduit soudain la voilure, on s’établit à Montmartre. C’est une petite vie de pas grand-chose, mais quelle aventure ! Et l’on meurt à l’hospice de Bicêtre, indigent mais sans regret, parce qu’on a bien rigolé.
Les illustrations de Charles Huard pour la Comédie humaine de Balzac proviennent de la collection de Paris Musées.