Cet espace immense et doux qui sépare les yeux du museau

C’est en pleine forêt, mais à la croisée d’un chemin : je ne suis pas perdu. Je sais où je me trouve et, si je suis seul, je ne suis pas abandonné : les autres membres de mon groupe (ma famille, mes amis, je ne sais pas) ont choisi de s’installer ailleurs, mais à toute proximité. Je vais donc passer la nuit ici, et j’y serai très bien. Il fait encore jour : la forêt est lumineuse malgré sa densité. Très verte (c’est le printemps ou l’été). Près du lieu où je m’apprête à dormir (couché à même le sol, sur un tapis moelleux d’herbe et de feuilles), il y a une sorte de lac, coupé en deux par le chemin. Le mot « tourbière » me vient aux lèvres : l’image est pourtant celle d’un étang ou d’un marécage. Un grand panneau est planté dedans, orienté dans le sens opposé au mien : j’arrive à le lire à l’envers, comme par transparence : ce marais est à vendre. Je me demande qui pourrait acheter ça (le coût de l’assèchement, pour bâtir par-dessus, me paraît absurde). Je m’endors.

Une parenthèse un peu désagréable s’ouvre alors. Je n’arrive pas à raccorder cet épisode au récit qui l’englobe. En fait, cette histoire est enchâssée dans l’autre, comme s’il s’agissait d’un rêve en abyme. Je rêve que je m’endors dans cette forêt, et voici le rêve dont je rêve : quelqu’un me présente son nouveau chien. On m’explique qu’il est jeune et fougueux, qu’il faudra l’éduquer. Il va me mordre, c’est inévitable. Alors ma main est bandée en guise de protection. Ainsi, lorsque le chien (grand et noir) la saisit entre ses mâchoires, je n’ai presque pas mal. Grâce à ce bandage, nous avons tout le loisir de nous habituer : lui à ma présence, moi à ses dents. Certes, je ne souffre pas du serrage de ma main dans la gueule du chien, mais ça n’en reste pas moins pénible. Je préfèrerais abréger cette situation. Mes muscles s’engourdissent, perdent en sensibilité. Ma main est comme anesthésiée.

Lorsque je m’éveille, je ne pense plus à tout ça. Il fait grand jour dans la forêt. Je vois des promeneurs s’éloigner par l’un des quatre chemins s’échappant du carrefour. Soudain, je réalise que des gens m’ont rejoint pendant mon sommeil : ils continuent de dormir, juste à côté. Ils ne me gênent pas. Au contraire, je pense : « Ils ont eu raison de s’installer près de moi, plutôt que de rester seuls dans un endroit inconnu. » Ils sont trois : deux hommes ensemble, à l’écart, et un tout près de moi. Ce dernier tient un sac entre ses bras : j’ai l’impression que c’est le mien, je tire dessus pour le récupérer (non pas par méfiance envers cet homme, mais juste parce que j’en ai besoin), puis je comprends que ce sac lui appartient (le mien est à côté de moi) ; nous avons donc le même. Je regarde l’heure sur la montre de l’homme : il est 9h20. Je m’étonne : « D’habitude, quand on dort dehors, on dort mal : on ne fait pas la grasse matinée. » Je me lève et je rencontre un âne. Il a passé la nuit avec nous. Il était couché parmi les hommes, comme l’un de nos semblables. C’est un âne gris de petite dimension. Il est bipède et il parle. Il se tient debout face à moi, nous faisons connaissance. Avec un âne, je ne crains pas les morsures : j’aime les ânes. Je caresse son front, la zone entre les yeux, et cet espace immense et doux qui sépare les yeux du museau. Nous marchons ensemble dans les sous-bois, côte à côte. Il porte un imperméable de détective. En fait, c’est un jeune homme avec une tête d’âne — mais peu importe : je le trouve très sympathique, c’est la seule chose qui compte. Je crois que nous allons retrouver « les autres », c’est-à-dire les gens que j’ai quittés avant de m’installer dans ce coin… mais le rêve devient confus. Je sais seulement que nous parlons, l’âne et moi, des écrivains qui se promènent dans cette forêt. « Tu as dû en voir plein », lui dis-je ; je fais allusion à Pierre Michon, qui vient de passer devant nous. Je lui parle aussi de Jacques Prévert mais, là, c’est un mensonge. Je sais pertinemment que ce n’était pas lui, cet homme que j’ai aperçu de dos, s’éloignant sur le chemin ; puisque c’était mon grand-père.

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