Les fragments tiennent par des pièces de métal vissées au mur. La pierre n’est pas gravée profond, de loin elle paraît lisse, pour la fixer ils ont mis trois gros rivets en acier, on ne voit que ça. Il y a un tampon en mousse entre elle et le métal rouillé. Parfois il manque. Si elle bouge, ça va frotter, ça va s’abîmer. // Les débris de béton parsemés entre les œuvres, la poussière, pour éviter la présentation trop propre : ce n’est pas précieux, on n’est pas dans une galerie. Ces débris soigneusement mis en scène : et si c’était un ornement ? Alors ce serait précieux. // Pas de vitrine : on peut toucher. Parfois tu touches. Tu dis : celle-la il faut que je la touche. Et tu la touches. // Ce qui est montré là est dix fois plus précieux que mes trucs. Dix fois seulement ? // Tes collages ont enflé, ils ont quitté le plan, le papier est devenu sculpture, ses chutes froissées dans les reliquaires. Besoin de volume. Puis tu choisis le béton, sa matérialité dure. Et sur sa surface, tes images redeviennent lisses. // Les colonnes ne viennent pas du même endroit, ni de la même époque. Mais on dirait la même pierre. La même que les murs autour, et la voûte de l’église. Que la tête fendue, nettement plus ancienne. Ancienne parce que sculptée à telle époque, trouvée à telle autre. Ancienne ou récente : on parle ici de la forme de la pierre, que quelqu’un lui a donnée. La naissance de l’œuvre, donc, pas de la pierre. La même pour les fragments exposés et les murs qui les accueillent. L’âge de cette pierre, on ne le dit pas sur les cartels. // Les graviers colorés incrustés dans ce béton. Dans le gros morceau, c’est un caillou de la taille du poing. // Je reconnais les œuvres déjà vues en photo. Mais le cheval ? Où est le cheval ? // Le cheval a quatre pattes devant et quatre pattes derrière. Ils sont deux. Quand on le sait, on devine la deuxième tête au fond. // Tu parles d’une stèle à propos de ce fragment plus grand qui tient debout. Je dis : « un manifeste ». Les figures sont toutes lisibles, on reconnaît les corps et leur entrelacement. On comprend ta technique. On comprend que les autres, plus petits, lacunaires, illisible, abstraits, procèdent de la même logique. Alors on cherche les corps dans les formes et les couleurs, on les déchiffre ou on les invente. // La couleur en aplat dans les formes antiques : la robe d’untel, un dieu ou une déesse, la tunique de pharaon. Rien ne manque. La peinture est intacte, impossible qu’elle soit d’origine. À côté : une autre couleur au fond des creux, dans les motifs les plus profonds. Il en manque beaucoup. S’ils l’avaient rajoutée pour le musée, ils n’auraient pas fait semblant comme ça. // Là-haut tu vas voir c’est magnifique, il n’y a rien, c’est lunaire, que de la caillasse. // Un éclat en forme de cratère, quatre centimètres de diamètre, un trou dans les lignes d’hiéroglyphes. Comme tes collages, lacunaires à cause des dégâts de surface. Mais tu les poses exprès sur des blocs brisés, il y a des trous, le support guide ton choix : quelle partie de l’image n’existera pas. Ici les hiéroglyphes ont été lisibles, puis ils ont disparu.
J’écris ce texte avec un chat sur les genoux : le sien. Celui de sa maison. D’habitude je lie mes idées avec le souci d’une fluidité, d’un glissement ; cette fois j’ai envie d’un montage cut. Je découpe les deux récits (les deux espaces que nous avons visités ensemble) en petites tranches, et je les entrecroise sans transition, je les juxtapose : comme lui avec ses collages. Je voudrais modifier ma manière au contact de la sienne — et réciproquement. C’est pour ça que je suis ici. Travailler ? Travailler au sens où nous l’entendons, lui et moi : parler beaucoup, voir des choses ensemble, faire d’autres choses avec nos mains, laisser filer le temps, s’apercevoir enfin qu’il est tard, se séparer fatigués. J’attends qu’il descende à son tour pour faire marcher la cafetière. J’ai ouvert le volet au chat, il s’est installé sur moi, tout est facile.
Pierre n’avait jamais visité le musée lapidaire. Moi non plus, mais je ne suis pas d’ici. C’était mon idée d’aller voir ça. Elle lui a plu. Lui avait l’idée de m’emmener fouiller dans un stock d’occasions : on ressort avec une pile de vieux livres de poche. Au musée, les vieilleries étaient précieuses : on n’avait pas le droit de les embarquer. Mais d’autres pierres nous attendent ailleurs. Il m’a promis le terrain vague, demain, où nous choisirons des débris de béton, des supports pour expérimenter. Pour jouer, en somme. Mais d’abord il dit : « Là-haut tu vas voir c’est magnifique, il n’y a rien, c’est lunaire. » Le mont Ventoux est un tas de cailloux sur lequel rien ne pousse, sinon un observatoire météorologique. Là-haut le vent est glacé, le thermomètre dans la voiture indique deux degrés, on ne s’attarde pas. On regarde au loin, on regarde en bas. Je regarde mes pieds pour ne pas trébucher. Demain, juché sur un autre tas de pierres — c’est le motif de ces jours que nous passons ensemble — un tas d’un mètre cinquante d’altitude, un dépotoir de chantier de démolition, vestiges d’une architecture du XXᵉ siècle — je lui parlerai du mont Testaccio qui est un gisement archéologique précieux, certes, mais rien de plus qu’un monceau colossal de débris. Ainsi le mont des tessons s’invite dans ce séjour par association d’idée. Ça rebondit sans effort. Parfois j’hésite à suivre une bifurcation, à ouvrir une parenthèse, car tous les chemins m’intéressent : j’espère que nous irons plus tard sur les pistes inexplorées. Tout est facile, disais-je. Je savais que ça se passerait ainsi. L’un des signes distinctifs de l’amitié, il paraît, c’est quand le silence peut s’installer sans gêne. Mais nous sommes trop bavards pour le laisser s’insinuer entre nous. Lorsque nous descendons le mont Ventoux, les virages infernaux, le cœur qui se soulève, et pourtant il conduit avec douceur : ici seulement je me résous au silence : « Je vais rester concentré sur la route. » Parce que mon petit corps parisien n’a pas l’habitude de la voiture, et que le mont venteux là-haut n’a pas suffit à dissiper la nausée. Alors, une halte au village, les jambes qui flageolent, le refuge dans un café. Je ne sais pas où nous sommes. D’habitude j’étudie la carte. Ici je me laisse guider, je n’anticipe pas, je n’ai rien prévu. Des jours vierges, non pas vides : libres comme un terrain de jeu à investir. Il aurait fallu davantage de temps, car le troisième jour s’échappe si vite. Il faut partir. Est-ce que je suis déçu ? Vous n’êtes pas sérieux. Je sens seulement cette frustration douce, qui est le signe d’un plaisir trop tôt interrompu : un pincement, tout petit, doux en effet, parce qu’il suffira de rien pour recommencer.
Laisser un commentaire