Allez, tant pis, je leur déballe Balzac. C’est peut-être risqué, mais au point où nous en sommes : la dernière séance était loupée, faut être sincère. Alors, autant essayer autre chose. Je rappelle aux élèves l’existence de ce blog où je publie leurs textes (je suis sûr qu’ils n’y vont jamais) : À nous deux maintenant ! et je leur demande ce que ce titre signifie pour eux. « Pourquoi je l’ai choisi, à votre avis ? » J’entends quelques idées pertinentes. « À nous deux » : nous les élèves, nous les auteurs de ces textes ; toi le lecteur. Toi l’écriture. Un défi, une phrase pour se donner du courage. C’est bien vu. Je leur explique : « La première fois que j’ai visité votre lycée, j’ai été frappé par ça », et je leur montre la fenêtre : la vue sur le Père-Lachaise. Et je continue : « J’ai pensé à ce roman, Le père Goriot, où un jeune homme (qui n’est pas tellement plus vieux que vous) vient faire ses études à Paris. Il veut réussir sa vie (je simplifie) et faire partie d’un petit monde élégant et bourgeois. Pour y arriver, il va devoir ruser, trahir, faire des efforts terribles. À la dernière page du livre, il se trouve exactement ici, au Père-Lachaise. »
Je montre la fenêtre : le dôme des Invalides. Il brille au soleil. Les élèves peuvent le voir, de là où ils sont. Rastignac le voit aussi — c’est ce que Balzac écrit. Je leur distribue le dernier paragraphe du livre. « Il regarde Paris et il dit : À nous deux maintenant ! C’est un défi. Même si on ne connaît pas Le père Goriot, c’est une phrase qu’on peut prononcer dans plein de circonstances. C’est la fin de quelque chose, et le début d’autre chose. Ça raconte une histoire. »
Ils trouvent des choses à dire. Des rêves, des ambitions. Un peu. Mais surtout : des déceptions, des peurs ; des envies de se trouver ailleurs. Je demande : « Si vous deviez prendre une décision aussi forte que ce personnage, pour agir sur votre destin, que diriez-vous à votre reflet dans le miroir ? » Ils ne diraient pas À nous deux maintenant, sans doute, mais d’autres mots qui signifient la même chose. Je sens quelques frissonnements : des fragments de souvenir, de sensation ; des débuts d’histoire qui hésitent. Il faudrait les écrire avant qu’ils s’échappent. Mais : la sonnerie. Ça passe trop vite.
Ils sont douze le matin, et douze l’après-midi. Comment fait-on pour s’intéresser à vingt-quatre personnes en une seule journée ? Non, ce n’est pas la bonne question ; car je m’intéresse, pas de doute là-dessus : je ne fais que ça, m’intéresser. Plutôt : comment fait-on pour écouter vingt-quatre personnes, essayer de les comprendre, et trouver quelque chose de pertinent à leur dire ? Ça passe trop vite.
Entre les deux séances : un temps mort. Non : un temps libre (c’est crevant, une classe, même quand ils ne sont que douze). Plaisir de déjeuner avec des gens : être en résidence au lycée, c’est aussi partager cette vie sociale (un cadeau précieux dans notre époque solitaire). Un temps libre qui passe vite, lui aussi, puis un temps de vide : personne ne m’attend, j’ai une heure à tuer. Mais comment tue-t-on une heure ? L’heure ne se laisse pas abattre si facilement : il n’y a pas de temps mort, disais-je. À côté de moi, qui travaille vaguement, il y a un garçon qui ne travaille pas plus. Il a envie de causer. Moi aussi. Alors, pourquoi ne pas ? Je lui demande qui il est ; je lui dis qui je suis. Il est élève dans ce lycée, « parce qu’il faut bien avoir son bac ». Mais, ce qui lui plaît vraiment, c’est le dessin. Moi je suis écrivain, mais je dessinais beaucoup à son âge. Des fois, il invente des histoires. Il dessine des BD. Je faisais exactement la même chose à dix-sept ans. Il me parle de l’endroit où il habite, du quartier où il habitait enfant ; et comment les souvenirs sont attachés à ces lieux. Ça me fait penser à des trucs que j’écris. Son désir de dessiner est ancré très profond, ça se sent. Je crois qu’il a compris depuis longtemps que cet élan était précieux. Il est décidé à le cultiver. Il a une ambition. Je ne sais pas s’il se dit, devant son miroir : « À nous deux maintenant ! » Mais moi, je suis heureux de ce moment suspendu — cette conversation fragile, qui ne peut pas éclore dans la classe, à douze élèves ensemble ; elle s’est installée naturellement, dans cette parenthèse, à nous deux seulement.
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