Il faut dire qu’il est costaud

Je lui propose une terrasse de café dans le Marais. Il répond : « Ouais. » Enthousiasme modéré. Alors, va pour Montmartre : je prends le métro jusqu’à Château-Rouge — non, jusqu’à Marcadet, car je rate ma station — et je croise la rue Ramey, alors, forcément, je pense aux « années Montmartre » de Rue des Batailles, car je suis de nouveau dedans. J’ai parlé dans les chapitres précédents de l’adolescence de Jules à Tours, puis de son arrivée à Paris ; et maintenant je parle d’Elmina ; il s’agira ensuite de faire se rencontrer ces deux-là. Elmina habitait au 8, rue Durantin avant de vivre avec Jules. Je pense à ça en marchant vers G., qui m’attend au café rue Caulaincourt. Plus tard, il me dit : « Marchons. » On grimpe, on se retrouve sur la butte. Et soudain, c’est la rue Durantin. Je ne le fais pas exprès. J’explique à G. que la façade du numéro 8 n’a pas changé, derrière laquelle vivait Elmina, la mère du père du père du père de ma mère, autour de 1860. C’est le décor des chapitres 61 et 62 que je prépare ces jours-ci. Un cap. Parce que ça signifie que je suis passé au-delà du chapitre 60 — ô le chapitre 60, rivet posé depuis le début — celui que j’ai écrit en tout premier, il y a quasi deux ans (oui, je viens de vérifier dans mon journal, c’était le 9 novembre : « Guillaume me sauve : il passe chez moi dans l’après-midi, à l’improviste. On se parle de […], mais aussi d’écrire quand même. Aussitôt après qu’il est parti, j’ai envie d’écrire Rue des Batailles. »), première pièce que j’osais dégrossir pour démarrer le chantier. J’ai relu le truc, enfin, deux ans plus tard. Avec crainte. Mais non, ça va, ça tient. Je le réécrirai un peu, je le corrigerai bien sûr, mais pas plus qu’un autre ; il s’insère sans heurt dans le canevas neuf. Deux ans pourtant. Deux ans, et un peu plus, c’est aussi le temps écoulé depuis la dernière fois que j’ai vu G. : la Lettre ouverte à Jules venait de paraître. On passe rue des Trois-Frères, je n’y peux rien ; puis, devant cet immeuble qui forme la tête de la rue Seveste, face à la halle Saint-Pierre, autre adresse de mon Maurice, le père du père du père de ma mère — peu importe si vous avez perdu le fil : moi, je sais de quoi je parle. Les choses qui n’ont pas changé aux alentours : les vendeurs de tissus ; j’explique à G. que mes copines modeuses de Duperré venaient ici il y a quinze ans, et que Gabrielle, la jeune modiste des années 1890, habitait au même endroit. Permanence d’un micro-quartier, un carrefour et cinquante mètres linéaires. Je comprends que G. se plaise ici, tandis que d’autres parts de la ville sont méconnaissables ; il m’explique qu’il est allé dans le Marais, hier, et qu’il ne voulait pas rejouer aujourd’hui cette triste expérience : un lieu de vie devenu lieu de mémoire, où presque tout à disparu ; lieux que l’on aimait tués par le capitalisme. Il cite les bars qu’il fréquentait dans les années 90 et qui résonnent, pour moi, comme des noms sur un monument commémoratif. Il parle aussi des regards qui suffisaient, dans la rue, pour engager une rencontre. Et moi, refrénant mon penchant nostalgique, exagérant le fragile optimisme qui m’habite quelquefois, je lui dis qu’il existe des survivances, et que les vieux bars ont de beaux restes. Je lui dis : « Après 22 heures, quand les touristes sont partis se coucher, je t’assure que le quartier est à nous. »

C’est le souvenir de soirées passées — la première, il y a dix ans — et c’est aussi aujourd’hui. C’est une soirée d’été, pourtant en automne. On est habillés comme si. La même excitation à mesure que les heures progressent. C’est la nuit, et c’est avec O. que ça se passe, évidemment : qui d’autre ? Il y a des regards, un jeu qu’on commence à apprivoiser. On n’est pas trop vieux pour apprendre encore. Plus tard, il y a ce message envoyé à quelqu’un : « J’ai embrassé un moustachu. » Le texte est bref, il ne dit pas s’il s’agissait d’un rugbyman ou d’un historien de l’art. Comment savoir ? Ils portent tous la moustache, ces temps-ci, étrange retour de mode : les choses qui changent, celles qui disparaissent, d’autres qui reviennent. Lui, on ne sait pas s’il reviendra. Il faut dire qu’il est costaud : pourquoi le nier ? Au registre des nouveautés. Dix ans, pourtant, dans ce lieu qui ne change pas. Oh, dix ans, comme ça sonne drôle ; comme c’est rond ; il m’arrive de plus en plus souvent de dire, à propos d’une chose passée : « Il y a dix ans. »

J’ai bricolé un pauvre livre à partir de cette nouvelle, « Disparaître », pour l’offrir aux souscripteurs de mes autres livres : c’est un fragment de Rue des Batailles, mais réécrit, plus direct, détaché des motifs propres au chantier global, qui n’ont de sens que dans leur répétition à l’échelle du vaste puzzle. Le chapitre 34 où Jules est enfant, le jeu de cache-cache à Épinal. L’apprentissage de la disparition, en somme. Scène primitive dans une ville que je ne connais pas : oh, les Vosges, pourquoi pas ; ici ou ailleurs. J’envoie mes livres par la poste. J’en reçois d’autres. Rien à voir : c’est une commande passée sur le site d’Emmaüs, Le fil, le livre de Christophe Bourdin que J.-E. et moi avons découvert, puis aimé et recommandé, je l’achète en plusieurs exemplaires pour l’offrir. Il est paru en 1994 et n’a jamais été réédité ; l’auteur est mort, très jeune, puis il est tombé dans l’oubli. Personne pour perpétuer sa mémoire. Personne pour parler de lui sur le web. Qui, alors, pour le sortir de ce silence ? On ne sait même pas à quoi il ressemblait. On a posé la question à P. qui l’a rencontré à l’époque de La Différence : il nous dit que c’était un garçon très beau, et gentil. On n’en doute pas : on a lu son livre. Là, dans ma boîte aux lettres, je reçois les deux exemplaires commandés : un Folio identique à celui que j’ai déjà, et l’édition de La Différence, avec son bandeau. Sur le bandeau, sa photo. On est émus. J’aplatis le papier plié, je le maintiens droit pour éviter les reflets, prendre une photo de la photo. Multiplier la précieuse trace.

Ce portrait, je le publie ce matin sur Babelio ; il faudrait créer une fiche Wikipédia un jour. La seule chose qu’on sait de lui : la date de sa mort précisée dans le catalogue de la BNF. Et puis : l’année de sa naissance, à Épinal. Elle est imprimée sur la quatrième de couverture, du temps où il n’était pas mort. Rien d’autre. Disparu dans les limbes. Un livre, heureusement ! pour se souvenir qu’il a existé. Un autre disparu d’Épinal. De Jules, je n’ai pas de photo, ni d’aucun de mes personnages : la fiction que j’invente n’est pas leur tombeau, mais une légende. Tandis que cet autre-là, cet écrivain qui nous bouleverse, c’est différent, il est tellement plus jeune, il était vivant il y a une poignée d’années encore, j’ai un ami qui l’a rencontré, il n’y a pas si longtemps ; il est mort plus jeune que moi. J’ai parlé de lui à G. ce même jour, parce qu’il m’offrait un livre paru aux mêmes éditions, une connexion, et parce qu’il me parlait de son ami parisien comme d’un « survivant » de ces années-là, du temps où il sortait dans ces bars qui n’existent plus. Je lui ai montré la photo sur le bandeau : le doux visage, et, même si le portrait est serré, on devine l’amorce des épaules, la carrure. On peut dire qu’il est costaud. Christophe Bourdin raconte cela en détail dans son livre : le sport, l’importance du corps, le besoin d’être fort pour survivre. Et puis, la mort quand même.

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3 commentaires

  1. Je suis bouleversée de découvrir ce si beau texte. Ce soir, allez savoir pourquoi, j’ai pensé à Christophe Bourdin -à ce livre précieux et à ce garçon disparu. M’est venue l’envie de taper son nom pour retrouver sa trace, tout en sachant pour l’avoir déjà fait, qu’elle ne menait pas loin. Et voilà que cette recherche me conduit ici, et que je découvre, éblouie c’est le mot, un écrivain. Vous portez le même prénom de mon fils, ce qui ne gâte rien. Je vais vous suivre désormais. Merci Christophe Bourdin pour ce fil qui court toujours, donc.

  2. Je suis bouleversée de découvrir ce si beau texte. Ce soir, allez savoir pourquoi, j’ai pensé à Christophe Bourdin -à ce livre précieux et à ce garçon disparu. M’est venue l’envie de taper son nom pour retrouver sa trace, tout en sachant pour l’avoir déjà fait, qu’elle ne menait pas loin. Et voilà que cette recherche me conduit ici, et que je découvre, éblouie c’est le mot, un écrivain. Vous portez le même prénom de mon fils, ce qui ne gâte rien. Je vais vous suivre désormais. Merci Christophe Bourdin pour ce fil qui court toujours, donc.

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