Il y a quelque chose dans l’air : c’est imminent. Dans ma rue, ils sont dehors avec leurs scies sauteuses et leurs ponceuses. Ça sent le bois coupé. Les copeaux. Dans l’air, il y a ça. Mais il y a aussi une excitation. Depuis quelques jours, ils construisent leur terrasse en assemblant des palettes, ou ils rafistolent celle de l’été dernier. Ces annexes bricolées proclament : « le café rouvre mercredi, et tant pis s’il pleut. » Moi, mercredi, j’attends surtout le droit de me promener le soir et de voir des gens dehors, après qu’ils ont fini leur travail. C’est le moment d’être optimiste, car ça sent la sciure de bois rue de la Roquette, je reçois ma deuxième dose de vaccin dans quinze jours, mon travail au lycée s’achève bientôt et je serai libre tout l’été. Alors, ça va s’arranger ? J’attends — non. Je n’attends pas. Les formules du genre « Patience, ça va s’arranger » ne marchent pas sur moi. Qui prétend connaître l’avenir ? Demain, ça peut être pire : les nouveaux variants nous décimeront ou bien, si ce virus disparaît, c’est la peste fasciste qui s’installera de toute façon. Alors, « patience » ?
Je me souviens d’une campagne sur les réseaux, il y a quelques années, dans laquelle des adultes disaient aux adolescents : « It gets better ». L’idée, c’était de dissuader les adolescents homos harcelés, malheureux, tourmentés, de se tuer aujourd’hui — leur dire que ça valait le coup de serrer les dents car, plus tard, « ça irait mieux ». Je me souviens de messages très émouvants. J’ai envie de dire la même chose aux gosses que je vois, homos ou pas, manifestement mal dans leur peau : « Moi aussi j’ai été malheureux, mais regarde, tout va bien maintenant. » C’est tentant, mais je me demande si c’est honnête. Je pense que ça l’est, au sens de sincère — mais, au sens de véridique, c’est discutable. Parce que ma vie n’est pas si extraordinaire aujourd’hui, et parce qu’elle n’était pas si affreuse autrefois : l’effet de contraste est limité (à l’époque, j’avais le dessin et l’écriture pour transformer la vie : je n’ai pas changé de formule magique). Mais aussi parce que, pour certaines personnes, ça ne s’améliore pas : elles vont de plus en plus mal. Et surtout, parce que le monde court à sa perte et qu’on ne fait rien pour que ça s’arrange. Alors, même si ça va mieux dans nos petites vies, je ne peux pas oublier que celles-ci sont contenues dans un ensemble plus vaste et profondément malade.
Ces derniers jours, j’ai parlé avec B. de l’époque où nous évoluions dans le même espace, mais sans nous connaître : nous nous étions rencontrés brièvement sur un projet, nous nous croisions quelquefois, pas plus. J’imaginais alors que l’établissement où je travaillais alors était peuplé de jeunes gens cool, accueillants, ouverts, bien dans leurs baskets. À l’inverse, il me raconte un climat de violence et de honte que je ne soupçonnais pas. « Il valait mieux cacher son homosexualité », me dit-il. Certains se faisaient insulter, voire pire. Je tombe des nues. Alors je rembobine le film de ces années, et je me rappelle soudain l’atmosphère poisseuse de ces années 2012 et 2013 : à cause du soi-disant débat sur le « mariage pour tous », nos vies privées étaient brutalement devenues un sujet de discussion publique. Des tas de gens qui n’avaient jamais eu l’occasion de réfléchir à notre existence se sont sentis autorisés, d’un coup, à émettre une opinion sur nos préférences amoureuses, qui sont devenues un sujet de discussion aussi légitime qu’un autre. C’est cette année-là que, pour la première fois, je me suis trouvé face à un collègue qui me disait froidement, avec un grand sourire, qu’il avait passé son dimanche à défiler avec ses enfants contre mes droits. Il prétendait que ce n’était « pas contre moi » et d’ailleurs, il m’aimait bien. Mais la sympathie qu’il avait pour moi ne l’empêchait pas de me détester quand même, en m’envoyant ce message de haine bien emballé dans une pseudo-légitimité démocratique. À cette époque, cela faisait déjà six ans que J.-E. et moi nous promenions dans Paris et, jusque-là, personne ne nous avait jamais emmerdés. Mais ce vaste déballage médiatique venait de donner des idées aux connards qui, moins raffinés que mon collègue à mocassins, se sont contentés de nous traiter de pédés en beuglant. La manière différait, mais le message était le même. Il ne nous est jamais arrivé pire que ça (des insultes), mais c’est déjà pénible. J’ai découvert cette violence explicite, qui sortait du bois à la faveur de l’actualité, après n’avoir connu que l’homophobie latente propre à tous les milieux de notre société. Je n’avais jamais été directement insulté pendant toutes mes années parisiennes, alors ces attaques ont résonné comme une déflagration. Du jour au lendemain, je me suis senti menacé sur mon terrain, c’est-à-dire dans le milieu où j’avais choisi de vivre pour qu’on me fiche la paix. J’ai eu peur que ces attaques soient le début d’une dégringolade vertigineuse, d’une descente aux enfers — car je ne crois pas au « sens de l’histoire » et je sais que les libertés se gagnent lentement, puis se perdent très vite. J’ai ressenti une grande colère et même, un jour, j’ai cédé à une pulsion : j’ai donné un coup à une connasse qui, venue exprès de sa banlieue lointaine (celle où j’ai grandi) pour nous insulter, brandissait littéralement devant chez moi sa pancarte dégueulasse. Tout mon corps en a tremblé. Et dans ma tête, ça tapait fort. Avant, je n’avais jamais ressenti ça. Parfois c’est mieux, parfois c’est pire. Est-ce qu’il faut dire : « Ça s’arrangera » ?
Dans deux jours, nous gagnons deux heures de liberté et nous pourrons aller au cinéma. Dans quelques semaines, avec J.-E., nous irons voir la mer. Est-ce que j’attends ces moments avec impatience ? Non. Je suis content qu’ils viennent bientôt, mais je n’attends rien. Je ne reste pas suspendu : je vis au jour le jour. Cet hiver, cette incapacité de me projeter me plongeait dans des abîmes. Aujourd’hui, je m’en satisfais. Est-ce que je me serais converti aux « plaisirs minuscules » ? Au secours ! Moi qui ne rêve que d’absolu, moi qui ricane devant ces petits bonheurs du quotidien… La situation politique aurait-elle eu raison de mon idéal ? « Cueille les plaisirs de chaque jour, satisfais-toi des miettes et oublie le Grand Soir » : l’enfer du capitalisme est pavé des bonnes intentions du développement personnel. Que faire ?
Il y a quelque chose dans l’air : l’imminence d’une réouverture. Les terrasses prennent forme. Elles ont de la gueule, encore pleines d’échardes. Ça sent la sciure de bois. Ça me file des complexes, car j’ai acheté ces quatre équerres métalliques il y a plus de cinq mois (je ne peux pas le nier : j’en parlais ici) pour assembler l’étagère qui végète dans ma chambre à l’état de projet. J’avais la flemme de sortir ma scie, me réfugiant derrière tous les prétextes (le plus efficace étant : le bruit qui gênera les voisins). Mais aujourd’hui, ça sent le bois fraîchement découpé dans ma rue, ça sent le renouveau. Alors j’ai sorti mes outils. J’ai scié ma planche en trois. J’ai assemblé mon truc. J’ai rangé des bouquins dessus. J’en ai profité pour réorganiser le bazar. Pour me débarrasser de quelques livres. Pour en feuilleter d’autres pas ouverts depuis longtemps (dans l’un, qui appartenait à mes parents, un ticket de métro plus vieux que moi, couleur jaune). Faire de la place. Être content de moi. Redécouvrir de petites choses agréables. Sentir la joie de ça. Je me demande : est-ce que ce sont des plaisirs minuscules ? Cette pulsion de rangement ressemble à un conseil bien-être : « Mettez de l’ordre dans votre vie. » Et j’ai aimé faire ça. Est-ce qu’il faut m’en inquiéter ?