Ça commence dans le métro : on est serrés, on a chaud. Ce n’est pas une rame bondée, ce n’est pas la promiscuité : c’est une foule joyeuse et solidaire, c’est le désir d’être ensemble. Une seule ligne de métro mène à Pantin, d’où partira la marche. Nous, on attend O. dans un café en haut de l’avenue Jean-Jaurès. Il arrive. Il est beau. Nous aussi. On sent les frémissements de la vague. La tête du cortège — la tête du grand corps vivant. On se met en mouvement. Les gens sont aussi beaux que nous. Cette année, les chars sont interdits parce qu’il ne fallait pas que ça ressemble à un événement festif, mais plutôt à une manifestation politique. C’est comme une Pride à l’ancienne : l’époque d’avant les marques, d’avant le pinkwashing. Alors, c’est politique. Est-ce que c’en est moins joyeux ? Au contraire : c’est la joie et la fierté à l’état sauvage, non domestiquée par les logos, non délimitée par les étiquettes. Les banderoles sont faites à la main. Les couleurs sont naturelles. Tous les corps sont naturels. Ils sont nés brillants, avec au-dedans la lumière qui manque au-dehors. Et les paillettes sont apparues avec la fierté, comme les taches de rousseur au soleil. C’est important que ça brille. Ça brille cent fois plus aujourd’hui qu’il y a deux ans, parce que nous sortons d’un long tunnel de tristesse, de frustration et de colère. Est-ce qu’on les perçoit, dans la rue, ces mauvaises ondes ? Pas moi. On se laisse porter par le plaisir. On marche dans le sens du courant. Parfois, on stationne, pour se laisser traverser par l’onde — l’onde de choc, celle qui rend vivant. On attend longtemps, rue La Fayette, que L. nous rejoigne : la bonne idée de se donner rendez-vous au cœur de la foule. Soudain, on le repère : c’est vrai que tout le monde est beau, mais lui, encore plus. Il est lumineux. On descend le boulevard Magenta. À République, ce serait fou de donner d’autres rendez-vous : alors on dit à E., à L. et à J. de nous retrouver dans le Marais lorsqu’on sera installés quelque part. Même le Marais est beau. Moi qui étais fâché avec lui, moi qui avais cessé de l’aimer. Oui, ce quartier est devenu inhabitable (et inhabité) : plus personne n’y vit et les lieux que nous aimions ont presque tous disparu. Mais ce soir, il redevient notre territoire : le refuge où nous nous sentons chez nous. On mange une pizza (le restaurant n’est pas gay), on achète des bières n’importe où (le bar n’est pas gay non plus) : on les boit dehors, on reste dans la rue au milieu des gens. Peu importent les commerces : les boutiques de luxe ont certes remplacé nos repaires, mais la rue est toujours à nous. La rue, les gens debout : des corps beaux dans un quartier à leur mesure. On dit à L. : « Tu devrais défaire un bouton. » Il porte toujours ses chemises boutonnées jusqu’en haut. Ce soir, il en ouvre un, puis deux (puis trois). Même L. (l’autre L.) desserre un peu son col. Moi, je porte une veste rouge. Plus tôt, j’ai reçu un message : quelqu’un qui me demandait si c’était moi, aperçu dans la foule, avec la veste rouge. J’ai répondu « oui » et j’ai complété : « la veste rouge qui brille ». C’est important que ça brille. Je l’ai achetée il y a plus de dix ans, je l’ai portée trois fois. Si je ne la sortais pas aujourd’hui, elle disparaissait à jamais. Tout ce qui arrive aujourd’hui est important.
Les choses qui ne changent pas : une partie du décor. Nous n’étions pas encore nés et ce bar existait déjà. Les premières fois, j’y croisais des têtes que je vois à nouveau ce soir. Quand O. me dit : « Ce n’est plus comme avant », je réponds que c’est nous qui avons changé, pas le Duplex. C’est vrai, on a vieilli, mais ce n’est pas grave. Sérieux, mais pas grave. Les habitudes qu’on reprend aussitôt, à moins qu’on ne les ait jamais perdues : je sais quelle bière O. va commander. Il buvait déjà celle-ci quand on l’a abordé, J.-E. et moi, il y a huit ans peut-être, ici-même. Il travaillait au cinéma ; on lui disait bonsoir, merci, au revoir ; le même jeu combien de vendredis, combien de samedis soirs ? Et il a fallu ce bar pour lui parler. Il a fallu la nuit. La nuit, c’est différent. La nuit n’est pas le contraire du jour, elle est son prolongement libre. Les masques tombent, les barrières aussi, on cesse de jouer, on est vraiment soi-même — on joue un autre personnage, celui qui nous ressemble : une autre façon d’être soi-même. Est-ce la même scène qui se rejoue ce soir ? On rencontre un garçon déjà connu ailleurs, dans un autre contexte, sous une autre casquette, et J.-E. lui demande : « On ne connaît, n’est-ce pas ? », et le garçon répond : « Oui. » Ça commence comme ça. La nuit, c’est plus facile. Plus loin, au bar, un inconnu de dos, il fait penser à quelqu’un qui me plaît, mais en moins bien. Il a l’air beau, quand même, et O. me dit : « J’ai pensé à toi quand je l’ai vu arriver. » Il me connaît bien. Il sait qui sont les personnages qui peuplent mon imaginaire. Je sais aussi quels hommes plaisent à O. dans ce bar. Je sais, par exemple, que ce jeunot fluet, pourtant charmant, n’est pas à son goût. Il prend des airs importants, tout en feignant de n’être pas là ; il veut qu’on le regarde et prétend ne voir personne. Son attitude est étudiée, sophistiquée. C’est le contraire de la spontanéité qui nous anime, de la légèreté que nous aimons. C’est maladroit, et presque touchant à cause de ça. Alors O. fait semblant d’être méchant et me dit : « Il nous méprise. Je le déteste. » Une pause. Puis il dit : « J’étais comme lui, avant. » C’est exactement ce que je pensais. On rit. Rien n’est sérieux, mais tout est important. C’est la nuit. Et le garçon qui feignait de ne voir personne, soudain, saute sur J.-E. comme s’ils étaient amis depuis toujours. Plus tard, je demande : « Tu le connais ? » et J.-E. me dit que non. C’est la nuit. Un gars nous sourit : il ne plaît pas à O., mais il est gentil. On lui explique quels autres types O. voudrait séduire. Il nous répond qu’il n’a pas, quant à lui, de type d’homme : « Je pourrais m’intéresser à celui-ci, par exemple, ou celui-là, qui ne lui ressemble pas. » Il me les montre. Je commente : « Ton truc, c’est l’impulsion du moment, ici et maintenant, parce que c’est lui parce que c’est moi, se laisser porter, se faire confiance. Tu es romantique. » Je me souviens d’une fois, il y a sept ans peut-être, à cet endroit précis : le décor comptait pour beaucoup. Je lui raconte : « Il était cool, il avait envie, c’était la nuit et le lieu était beau. » Le jour, dans un autre endroit, ça n’aurait pas pu arriver. Il m’écoute et ses yeux brillent : on s’est compris. C’est l’histoire d’un contexte. Des corps dans un espace, dans un moment précis. L’alignement des planètes. C’est exactement ce qui nous a manqué, pendant cette grosse année sous cloche. La surprise. Les rencontres inattendues. La disponibilité. La vie sauvage. L’insouciance. Les choses sérieuses, mais pas graves. Les choses pas sérieuses, mais importantes. Je dis à quelqu’un : « J’ai rencontré O. dans ce bar il y a huit ans. » On nous demande : « Vous vous êtes dragués ? » Je réponds : « Bizarrement, non. » L’amitié aussi, parfois, a besoin de la nuit pour éclore. Et pour s’épanouir. On ne sait pas quel métier fait l’autre, on ne connaît pas son nom, on ignore où il habite. Son âge, on a du mal à le déterminer, à cause de la pénombre ou des lumières bizarres — en fait, on n’essaie même pas de le déterminer, parce qu’on s’en fout. On connaît le son de la voix, l’éclat dans les yeux, les bêtises qu’on raconte, les mouvements du corps, les visages obligés de s’approcher pour que la voix couvre la musique, un élan, la joie ou l’ennui, le désir et la déception, un sentiment de « qu’est-ce que je fous ici ? ». Soudain, un rapprochement : plus de chaleur encore, une chaleur différente. On ne connaît pas son nom, mais on connaît le goût de sa langue : c’est chaud, et frais en même temps, un peu sucré : il y avait de la menthe dans son cocktail. Il disait : « l’impulsion du moment ». Il l’a prouvé. Les discours théoriques mis à l’épreuve du réel. On ne cherche pas à savoir, ni à se revoir. On sourit, on se quitte. On reprend un verre, on parle à quelqu’un d’autre. On ne s’étonne de rien. C’est la nuit. Quelqu’un dit : « Je désire les hommes, mais je les déteste. » Un autre dit : « Le meilleur moyen d’être aimé, c’est d’aimer tout le monde. » Il y a aussi cette phrase : « On est amoureux et libres, l’amour et la prison sont deux concepts séparés. » Et je répète plusieurs fois : « Nos soirées m’ont manqué. » Je suis ivre. Ivre de tout, et pas tellement d’alcool. Je ne finis pas mon dernier verre. On s’en va. On part avant d’en avoir assez : on garde un peu de désir intact pour la prochaine fois. Dehors, on croirait que c’est désert, par contraste. C’est presque le silence, c’est Paris la nuit.
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