Je ne suis pas étonné de reconnaître des visages familiers : ici, se sont donné rendez-vous des personnes qui se ressemblent, qui me ressemblent. Non, il ne s’agit pas vraiment de ça. Plutôt : bien que tous et toutes différent·es, nous nous identifions à un même monde (idéal) où la diversité est joyeuse et célébrée. Nous sommes fiers d’appartenir à ce vaste collectif : il est question de fierté, évidemment : car c’est la Pride des banlieues. Suis-je à ma place ici ? Je ne vis pas en banlieue. J’y ai certes passé les vingt premières années de ma vie, mais c’était une autre sorte de banlieue : les marges blanches et cossues des Yvelines plutôt que le ban des « quartiers » de la petite couronne. Ici, aujourd’hui, je reconnais des gens que je connais. Je reconnais N., que j’avais rencontré à travers les Histoires pédées, puis qui m’a accueilli à la Flèche d’Or avec mes élèves (en vérité, c’étaient les élèves de F. qui me les prêtait le temps d’un atelier ; F. qui marche avec nous cet après-midi ; F. qui dit que c’est sa première marche des fiertés) ; j’avais désiré cette visite parce qu’elle était l’occasion d’associer les mots « gentrification » et « résistance » dans une conversation joyeuse ; et de prononcer aussi le mot « queer », en compagnie d’adolescents certes parisiens, mais qui habitaient pour la plupart en cités ; non pas des petits Parisiens blancs, mais des jeunes gens racisés qui ne fréquentent pas les quartiers chics. Je suppose qu’ils étaient proches (dans leurs goûts, dans les obstacles subis) de ceux qu’on appelle les « jeunes de banlieue ». Alors, je ne suis pas étonné de rencontré N. ici. Et puis, cent mètres plus loin, à travers la foule colorée : une surprise. Un garçon avec qui j’étais hier soir dans un bar parisien, un ami d’ami ; je l’ai revu dans la nuit et en rêve ; j’ai raconté ce rêve à J.-E. au petit déjeuner (un baiser au fort goût d’alcool) ; quand je le lui montre du doigt (« c’est lui »), J.-E. me demande : « Tu lui parleras de ton rêve ? » Et puis quoi encore ? Il n’a qu’à lire mon blog. Juste après, je tombe sur H. et les copains ironisent : « Tu connais tout le monde. » Je dis à H. : « Toi, tu es un vrai banlieusard », puis : « Saint-Denis, ça a du sens pour moi, je travaille souvent ici, ou dans des coins qui y ressemblent. » Je n’essaie pas de me justifier. J’explique juste.
La Pride des banlieues, c’est pour dire : Nous aussi on existe, dans les quartiers pauvres, dans les familles immigrées, dans les marges que le beau monde ne veut pas voir ; hors du Marais et des vitrines bien-pensantes de l’homosexualité chic ; la forêt cachée par les arbres ripolinés (les ministres-cautions gays d’un gouvernement réactionnaire, idiots utiles ou complices de la reproduction des violences de classe). L’homosexuel bourgeois, certes mis en infériorité par la domination patriarcale, est tout de même un bourgeois : tenté par l’apparente normalité de sa classe, anesthésié par le bain de tolérance dans lequel nous barbotons sans joie (sorte de pédiluve malsain où les miasmes prospèrent, antichambre d’une égalité réelle qui devrait être la seule désirable). L’année dernière, j’ai aimé la Pride de Paris — ô combien, oui ! — car c’était une Pride pure, débarrassée des chars, du fric, de la fête complaisante et pink-washée. La Pride des banlieues, c’est exactement cette sorte de fête : la politique joyeuse. Les hétéros-bienveillants et les homos-rangés qui s’effarouchent des slogans « radicaux » se souviennent-ils que la première Pride états-unienne était une émeute contre le harcèlement policier, déclenchée par des personnes queer racisées ? L’intersectionnalité n’est pas une invention nouvelle. Et en France : les premières marches menées par un Front révolutionnaire (oui, ce mot-là : révolutionnaire). Vouloir l’égalité, c’est une lutte ; la lutte contre l’ordre établi n’est pas consensuelle ; la marche des fiertés est de gauche par essence ; être de gauche, c’est avoir conscience qu’il existe des intérêts de classe divergents dans la société. Ça me semble fou de devoir le rappeler.
La Pride, c’est un manifeste pour dire : nous existons. Je dis « nous » en me gardant bien de parler à la place de celles et ceux qui sont au centre de la manifestation (même si j’essaie d’être au courant, il m’est impossible de savoir ce que le harcèlement policier produit dans le corps, dans la tête des concerné·es) : je suis blanc et je ne vis pas à Saint-Denis. Mais je dis « nous » quand même : « nous » parce que je suis pédé et que cette histoire est aussi la mienne, l’une des mille histoires de la mosaïque, variation parmi une infinité sur le même thème : diversité immense, donc, mais séparée d’un autre vaste monde, la galaxie des hétérosexuels cisgenres — qui, avec la plus grande empathie imaginable, ignoreront toujours ce que ça fait à l’intérieur de soi d’être pédé (comme j’ignorerai toujours, moi, ce que c’est d’être noir).
Je parle à H. du petit M. qui souffre d’être seul au monde. Je dis « le petit M. » : il est pourtant adulte, mais le discours qu’il tient quant à son homosexualité me semble si jeune, si enfantin. Il me dit qu’il était le seul homo de son lycée (il a eu son bac l’année dernière) ; il me dit l’impossibilité de rencontrer un garçon comme lui. Son aveuglement me renvoie à mes dix-sept ans (je souffrais d’une absurde solitude alors que j’étudiais à Paris dans une école d’art : tout le monde était gay et je ne l’avais pas compris). Il voit le monde avec des œillères ; notre conversation a lieu dans un café parisien ; je parie qu’un mec sur quatre alentour est aussi pédé que lui et moi ; mais il n’est pas capable de les voir. Le déclic n’a pas encore eu lieu, en lui. Il vit au meilleur endroit et à la meilleure époque pour se sentir entouré de semblables (jeune homme de vingt ans, à Paris !), mais c’est la barrière dans sa tête reste solide. Je connais le lycée qu’il fréquentait. La moitié des adultes masculins de l’établissement étaient homos. Je lui dis ça. Il ouvre de grands yeux ronds. S’il avait su ! Des profs qu’il aimait bien l’étaient aussi. Des exemples ? Non, mais des représentations possibles. Nous avons besoin de modèles et de contre-modèles, besoin de reflets dans le miroir, besoin d’adultes pour grandir. Aujourd’hui je suis l’un de ces adultes : visible et fier. L’an dernier au collège Fabien, dans la classe de T., les élèves avaient lu Passerage des décombres : ma fierté de répondre « oui » au gamin de douze ans qui me demandait si j’étais gay. Certains et certaines se souviendront d’avoir rencontré un gars sympa (car je suis sûr qu’ils m’ont trouvé sympa) qui se montre fier de ce qu’il est. Ce collège, c’était à Saint-Denis. Et ce samedi après-midi, c’est à Saint-Denis que nous marchons. Le parcours de la Pride : nous traversons les quartiers les plus animés. Les gens nous regardent. Ils se souviendront qu’ils nous ont vus, joyeux et fiers, car je suis sûr que nous sommes beaux à voir. Je voudrais qu’ils se disent : « Si mon gosse leur ressemble plus tard, ce n’est pas grave » — et, mieux encore , je voudrais que les gosses se disent : « Ç’a l’air cool d’être comme eux. » Comme eux, c’est à dire : comme nous, tous différents.
J’écris ces lignes dans le métro vers Saint-Denis, six jours plus tard. Je retourne au collège Elsa-Triolet pour offrir leur livre aux quatre mômes qui l’ont écrit pendant les vacances de printemps, pendant ces trois jours suspendus. Je n’habite pas à Saint-Denis : pourquoi faire semblant ? Mais à force d’y revenir, et de la meilleure façon (rencontrer des humains, vivre des moments intenses), une part de moi s’attache à ce lieu. Une histoire s’y raconte entre la ville et moi, une histoire qui n’est pas la même que pour ses habitants qui, eux-mêmes, portent chacun une histoire différente ; une histoire personnelle donc — c’est-à-dire, comme pour toutes les choses qui me touchent : intime et politique à la fois.
Je valide et je partage ce point de vue. Je suis un Gay blanc qui a grandi à Mantes la Jolie, mais j’étais content de marcher avec et pour ceux qui vivent mal en banlieue
Merci de nous avoir emmené-es marcher avec toi – en fait tu es aussi journaliste (grand reporter, même 😉)…
Reporter, oh, le grand mot : rapporteur des petits choses qui m’occupent et me traversent : et merci de me dire que ça résonne chez toi, tu me touches !
J’aime beaucoup cette réflexion. Je n’ai jamais été banlieusard, mais je crois que j’ai été rural, semi-rural, même. Si un jour, des milliers de Marches s’élancent entre des Quick et des Leroy-Merlin, entre des écoles Jean-Rostand et des abribus-sur-la-place-de-l’église, je crois que je serai heureux et fier d’aller à l’une d’entre elles. Par ailleurs, il est possible que je t’aie aperçu au cinéma ce soir.
Tu me reconnais donc au cinéma, cher H. : « incroyable mais vrai », n’est-ce pas ? Inconnu de moi (j’ai l’impression d’avoir croisé un regard en sortant, peut-être le tien ?) ou connu mais resté discret — puisqu’il est question de visibilité dans ce billet ! On se retrouvera à l’abribus de la place de l’église, sans faute.