Quarante-huit heures (et même plus, car je reçois encore un texto le troisième jour pour me dire : « On s’appelle ? ») — soixante-douze heures, donc, pour débriefer une soirée qui a duré, quoi ? cinq heures peut-être. Cinq heures d’une densité extrême, où rien n’était prévu : ça a commencé par une rencontre, sans rendez-vous. Plus tard, je résumerai cette soirée à G. en quelques mots : « C’était l’épisode 2 de la série Les folles soirées de la Pride. » Un titre à la con peut cacher une réalité complexe et passionnante : si, si, ça arrive. L’année dernière était euphorique. J’ai donc choisi de porter la même veste rouge satinée, comme un augure : elle m’attire la chance. Après la marche, la soirée commençait en douceur, elle roulait toute seule. Puis elle a décollé avec cette rencontre, disais-je, non pas une rencontre de hasard, mais de coïncidence. Nous marchions sur le boulevard ; passant devant la terrasse d’un café, un regard, puis une voix ; puisque je vous disais que ça arrivait aussi dans la vie réelle ! Je dis à l’ami impromptu : « Je n’aurais pas cru te voir ici. » Je savais qu’il était à Paris, mais on croit souvent, à tort, que Paris est grand. Or, Paris est un village — mieux : « Paris est tout petit pour ceux qui, comme nous, etc. » Je parlais de lui justement. Je fais l’entremetteur, je nomme mes amis réciproquement. Il nous présente le gars qui l’accompagne. On s’installe, on commande à boire. C’est très cher. Pour le verre suivant, on ira ailleurs. Inutile de préciser où : comme d’habitude : car la seule chose que nous avions prévue, évidemment, c’était le décor.
Notre capacité à produire du discours : ça me fascine. Ces paroles dont il est question ne sont pas celles que nous échangeons pendant la soirée : nous parlons beaucoup, mais ce sont des mots légers, improvisés, faisant fonction de passerelles pour établir un contact (ce sera facile), d’huile pour les charnières au cas où la rencontre se grippe (ce ne sera pas nécessaire), d’étincelles pour allumer le désir (ça scintillera de toute part, dans les yeux et au bout des doigts). Ces mots-là sont intégrés dans un agencement où les pièces maîtresses sont physiques plutôt qu’intellectuelles : les mots sont importants, certes, mais à condition de les comprendre dans un ensemble où c’est le corps qui domine : ces mots sont prononcés avec une voix, un sourire, un regard ; et enveloppés dans des gestes ; le niveau sonore et la densité humaine obligent à parler fort, à parler près, au creux de l’oreille parfois, à s’aider des mains : on se touche. Ce sont des mots tactiles, des mots à la température du corps, augmentée d’un degré ou deux par l’alcool. Ce sont des mots performatifs, énoncés sans stratégie : dire « Je te touche ici » en même temps que les doigts agissent ; dire « Je suis ton lot de consolation » en même temps que les bouches s’approchent ; protester pour la forme : « Non, non, c’est toi que j’embrasse, sans penser à lui » — et recommencer le geste. Ces mots en forme d’ornement, posés sur des gestes qui disent beaucoup mieux que les mots.
Notre capacité à produire du discours : il ne s’agit donc pas de ces mots-là. Je pense plutôt à la longue conversation dans la nuit, à pied, au retour ; à celles qui se prolongent le lendemain ; aux nombreux messages écrits par l’un, par l’autre, et par moi-même ; à tout ce que j’écris dans mon journal le jour suivant. Ce discours-là est détaché de la pulsion du moment ; l’agencement est rompu (les amis se sont dispersés, la musique s’est tu, l’alcool s’est dissout) ; c’est un discours à froid. Nous commentons. Nous essayons de comprendre. Moi qui connais intimement la plupart des protagonistes, je détiens des clés que les autres n’ont pas : je mets mon savoir en commun avec eux. Nous débattons en tête-à-têtes successifs. Je disais plus haut : « c’est un discours à froid » : l’expression était mal choisie, car la matière que nous analysons est encore chaude, et notre manipulation l’empêche de refroidir : nous la maintenons à température, nous la réchauffons, nous nous échauffons à force de la ressasser. Dans le feu du moment, un observateur extérieur peinerait à comprendre la situation. Pour faire simple : il y a eu A et B qui, tour à tour, ont embrassé C, qui était bien content de l’attention qu’A et B lui portaient, mais qui préférait D, qui était sensible à son charme mais se refusait à lui ; D plaisait aussi à E, et il aurait pu dire oui dans un autre contexte, mais il s’est refusé encore ; quant au témoin qui n’y comprenait rien, appelons-le F ; F n’avait d’yeux que pour E, qui était flatté de son regard, mais ne savait pas du tout quoi en faire ; B a dit à D : « Je suis le seul ici qui ne te désire pas » ; au final, D n’a embrassé personne (on excepte A, car ça s’est passé il y a longtemps) ; et j’apprends ce matin que E a bien voulu se laisser faire par F, quand plus personne ne les voyait, et qu’il ne le regrette pas. Pour une fois, je ne nomme pas les personnages par l’initiale de leur prénom, mais par une lettre arbitraire : ils sont des figures, des points géométriques : reliez-les dans l’ordre qui vous fera plaisir, n’importe lequel, et vous verrez : vous obtiendrez un délicieux polygone, irrégulier sans aucun doute, bancal certainement, mais plein de charme — et hérissé d’angles aigus.
Nous parlons longuement de ce qui s’est passé. Non pas en mode cellule de crise, car il ne s’est rien passé de grave. Nous parlons pour la seule joie d’associer des mots à des sentiments et des émotions ; de faire coïncider la syntaxe et les mouvements de nos corps. Nous développons les questions fugaces, nous faisons résonner les petites épiphanies (les sensations qui n’avaient duré qu’une minute, voire une seconde) dans de vastes cloches où elles se répercutent, longtemps, comme un écho. Elles sont amplifiées et prolongées par notre discours. Et puis, réciproquement, le discours que nous élaborons aujourd’hui prépare l’irruption des prochaines fois : lorsqu’une chose se produira, le terrain sera assez fertile pour que l’étincelle prenne feu. L’éclosion minuscule sera aussitôt reconnue par nos sens, qui l’accueilleront et la feront prospérer — nos sens exercés, excités par nos cerveaux à l’affût, exacerbés par les longs discours. J’écris à l’ami : « Et le plaisir qu’on prend, quand on en prend, est plus intense lorsqu’on a conscience de toutes ces questions qui nous traversent. Je crois en ça. » Il me répond : « Le plaisir et le plaisir de la réflexivité du plaisir. » Entre lui et moi, il n’y a pas eu de malentendu (il écrit : « mâle entendu »), car notre rencontre dans le monde physique était précédée, accompagnée, suivie, enveloppée par tant de paroles écrites : jeux et confidences, fictions échafaudées ensemble, doutes et inquiétudes. Mais qui d’autre que nous se prêterait à un tel jeu ?
Un message d’H., qui ne faisait pas partie de cette soirée, à propos d’une autrice oubliée qu’il me fait découvrir : j’ai lu, en sa compagnie, une nouvelle sauvée des limbes. Il me signale la parution prochaine d’une biographie d’icelle : « N’est-ce pas étonnant qu’on publie des livres sur elle, alors que ses livres ne sont plus édités ? » Il m’est arrivé, à moi aussi, de m’intéresser à la vie d’un·e artiste dont je ne connaissais pas l’œuvre : son aura symbolique, son inscription dans une époque, son incarnation. J’ai lu récemment la série d’articles que T. consacre à Faulkner, mais je n’ai jamais lu Faulkner. La grandeur d’une œuvre (méconnue, négligée ou tenue à distance) mesurée à l’aune du bruit qu’elle suscite. Pas de fumée sans feu : un brasier invisible de loin, mais le nuage immense. Et j’ai participé à l’écriture du recueil hommage avec les camarades Pou : peut-on lire Arago, Claire sans avoir lu Claire Arago ? Naturellement. Peu importe que l’on soit amateur de sa poésie ; peu importe qu’elle existe dans nos bibliothèques ou dans nos fantasmes : le discours meta sur son œuvre est une œuvre en soi. Je connais quelqu’un (il restera anonyme, je tairai son initiale, je ne le cacherai pas même derrière une lettre arbitraire) qui n’avait jamais entendu parler de cette poétesse et qui, lisant mon article à propos de Pourquoi Tancrède, m’a dit : « C’est de moi que tu parles. C’est mon histoire. »
J’écris Rue des Batailles depuis deux ans, personne d’autre que moi n’en a lu une ligne (J.-E. seul en a lu quelques chapitres) et j’écris continuellement, sur ce blog, à propos de Rue des Batailles. Peut-être me lisez-vous, peut-être m’écoutez-vous parler d’un texte que vous n’avez pas lu — que vous le lirez possiblement jamais. J’écris, et j’écris que j’écris. C’est un plaisir meta qui prend quelquefois le dessus sur le plaisir initial. Je confesse ce travers : est-ce une perversion, docteur ? Cette bulle de discours grossit autour de l’objet primordial, elle s’étend, s’enfle et se travaille, jusqu’à envelopper entièrement la petite chose qui lui a donné naissance : on oublie qu’il y a un grain de poussière emprisonné au centre du flocon de neige, figure géométrique précieuse, unique, délicate, cristallisée autour du support-prétexte d’une aspérité quelconque — anecdotique mais indispensable — l’avatar est sublimé par l’enrobage qui se développe, qui s’étoile à partir de lui.
Est-ce que cette digression a un rapport avec ma soirée de samedi ? Le rapport, c’est moi qui l’établis. L’une de mes passions : tirer un fil entre deux trucs. Penser longuement aux choses telles qu’elles ont eu lieu, en les écrivant : des connexions apparaissent. L’écriture et la vie : des deux larrons, qui est l’œuf, qui est la poule ? Je ne veux pas choisir. Vivre intensément, pour écrire mieux. Écrire beaucoup, pour vivre plus fort. Mouvement perpétuel, auto-alimenté : je n’ai pas besoin d’une source d’énergie extérieure : tant que je pédale, la dynamo fonctionne ; mais si j’arrête, ça ne repartira plus. L’émotion nourrit l’écriture, qui anticipe l’émotion à venir. Est-ce que nous sommes intoxiqués ? Je pense à mon pauvre hamster, qui courait toute la nuit dans sa roue, incapable de s’interrompre, totalement accro aux endorphines. Peut-être sommes-nous drogués au discours (emplir toutes les catégories de pensée, ne laisser aucun espace vacant) autant que nous sommes drogués au désir (regardez-moi, réclamez-moi, lisez-moi et aimez-moi) : nous parlons trop, nous écrivons trop. J’écris encore ceci : « On fait les malins, mais on est tous un peu fêlés, on a tous besoin d’être rassurés. Bon, maintenant qu’on sait qu’on est tous des grands malades, on fait quoi ? » — et il me répond : « On essaie de survivre ? »
Les Deux magots ne ressemblent pas à un film de Jean Eustache, mais manifestement, certaines soirées après la Pride errent quelque part entre les Nuits de la pleine lune et Ducastel & Martineau.
Je ne sais pas ce que je préfère dans ces moments-films – le moment, ou bien le film. Le moment, ou bien la pensée qu’il ressemble à un film. Le moment ou la recherche du film, le film ou le souvenir du moment.
Il me semble en tout cas aimer autant le discours sur ce qui s’est passé, que sur l’inadvenu. D’un regard (à raison) supposé, on tire un nouveau fil, les mots tissent le contour de ce qui n’a pas été, tels des pochoirs à moments potentiels, alors je ne regrette pas, je me dis que cette silhouette du presque-rien est peut-être plus belle que la vie :).
(Parfois, Clermont-Ferrand l’hiver ressemble un peu à un film d’Éric Rohmer.)