Je ne l’avais pas remarqué, la dernière fois que je suis sorti à Pierre-et-Marie-Curie : il y a un très beau Bar du Métro. J’ai pourtant l’œil pour ces choses-là, d’habitude. Il y a dix ans, j’avais voulu n’en rater aucun : j’avais photographié trente-deux établissements nommés « Au Métro » situés à la sortie d’une station : la série est sur cette page. J’avais été jusqu’à Levallois, jusqu’à Asnières, même. Mais ce bar à Ivry m’avait échappé. Sur Street View, je remonte le temps : en mai 2008, la terrasse était installée ; depuis 2014, le rideau de fer est baissé. Quand j’ai entrepris cette collection en 2010, le bar était-il ouvert ou fermé ? Sur la porte de l’immeuble, du côté de la rue Celestino-Alfonso, sont affichés des permis de construire et, sans doute, de démolir. Je n’ai pas traversé l’avenue pour les lire en détail. Je pense à Queneau, Courir les rues : « Faut que j’aille voir avant que tout ça ne disparaisse. » Mais c’est trop difficile, ça va trop vite, on en rate forcément.

J’interroge O. sur son appartement, à Ivry. C’est important de se plaire chez soi, surtout en ce moment, où l’on est forcé d’y rester le soir. Il me dit que son quartier est un peu mort, comparé à Paris. Je lui réponds que mon quartier à Paris, en ce moment, est mort aussi. Peut-être est-il encore plus mort, d’ailleurs, par contraste avec son hyperactivité naturelle ? On pourrait débattre. Lequel est le plus mort des deux ? La Bastille privée de ses bars, de ses restaurants et de ses cinémas ? Ou le quartier d’O., privé du peu d’animation qui le maintenait en vie ?
Impossible de savoir si le Bar du Métro est fermé pour toujours, ou fermé à cause du confinement. Si ça se trouve, ça revient au même : combien de bars fermés ne pourront jamais rouvrir ? On s’inquiète de ça, O. et moi, soudainement frappés d’une grande nostalgie. Ces deux-trois dernières années, nous sommes sortis ensemble combien de fois ? On les compterait sur les doigts de la main. Nous sortions plus souvent, autrefois — disons, pour simplifier : « quand nous étions jeunes », même si nous le sommes encore, en vérité. On allait au Duplex : on était toujours les plus jeunes. Et là, d’un coup, nous voilà en train de jouer aux anciens combattants. On se raconte des soirées d’un autre âge. Des conversations idiotes, des plans foireux. Une incursion absurde, un certain dimanche soir, dans un bar absurde. On rigole en repensant à des trucs, mais il y a une pointe de tristesse là-dedans. L’élégance d’O., c’est de tourner ça en dérision : évidemment qu’il déprime, et moi aussi ; mais une fois qu’on l’a dit, bon, on s’est compris ; et si on rigolait un peu, pour changer ? Aujourd’hui, c’est l’impossibilité d’aller dans ces bars qui nous fait ressentir, plus impérieuse, l’urgence d’y retourner. « On jouera les anciens, les vieux revenus de tout, ceux qui ont roulé leur bosse. » Je rappelle à O. qu’un soir (il y a très longtemps), je l’attendais aux Souffleurs (j’étais en avance ou, plus probablement, il était en retard) : j’ai abordé un garçon plus jeune que moi, seul au comptoir ; c’était sa première sortie, et je l’ai accueilli comme si j’étais un habitué. J’ai fait le malin, je l’ai initié aux secrets du milieu — alors que je ne le connais pas du tout, ce milieu, et que c’était la troisième fois de ma vie que je mettais les pieds dans ce bar. J’avais été gentil avec lui, quoi. Ça m’avait vieilli, dans le bon sens du mot : j’avais pris de l’assurance, j’avais joué au mec solide. Cette conversation avec O. nous vieillit aussi, terriblement. Est-ce qu’elle nous vieillit dans le bon sens ?
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