Les médecins aiment les chiffres. Chacun son truc, hein. Mais moi, je suis toujours étonné de constater que la conversation, dans leur cabinet, est tellement comptable. Ce matin, on m’a dit que je pesais soixante-sept kilos (je l’ai appris) et que j’étais haut d’un mètre quatre-vingt-un (ça, je le savais déjà : c’est écrit sur ma carte d’identité). On a mesuré la pression du sang dans mes veines (deux chiffres que j’ai oubliés), les battements de mon cœur (je n’ai pas retenu sous quelle forme on les exprimait). On m’a dit que je n’entendais pas très bien les aigus, aussi bien (aussi mal) d’une oreille que de l’autre. Mais on n’a pas parlé, à aucun moment, de ce qu’est ma vie – c’est-à-dire de ce qui fait que mon corps est tel qu’il est. Bon. C’était une bonne idée quand même : j’avais répondu à une invitation de la sécu pour faire un bilan complet.
Un bilan « complet », disaient-ils. Et il y avait un questionnaire à remplir, pour tout savoir de moi. Il me demande si je fume et, si oui, combien de cigarettes (mais je réponds non). Il me demande si je bois (je réponds oui) et combien de verres, de quelle boisson, les jours de semaine ; et combien le week-end. Alors, d’accord : je veux bien jouer le jeu. Va pour les chiffres. Mais pourquoi personne ne me demande ce que je mange ? Le proverbe le dit, et Guillaume le rappelle bien : on est ce qu’on mange. C’est-à-dire les aliments et le plastique qui les contient. Concrètement, moi, il y a trente-et-un ans, je pesais quatre kilos. Et, depuis, les soixante-trois kilos supplémentaires que j’ai gagnés, d’où viennent-ils ? Je ne les ai pas fabriqués tout seul, par la magie de la pensée. Ces soixante-trois kilos de molécules, eh bien, je les ai pris sur les tonnes de nourriture que j’ai avalés depuis trente-et-un ans (puisqu’ils aiment les chiffres, en voilà quelques-uns). Cette matière ingurgitée, j’en ai gardé une partie, j’ai jeté l’autre ; j’ai recomposé tout ça et c’est devenu : mon corps. Et le médecin qui étudie mon corps, aujourd’hui, ne me demande pas à partir de quel matériau je l’ai fabriqué, ce corps. Il se fiche de savoir quel genre de matières solides j’absorbe à hauteur de, je ne sais pas, un kilo par jour ; alors qu’il éprouve follement le besoin de savoir si les deux tiers de quintal que pèse mon corps sont intoxiqués par, disons, quelques grammes d’alcool ou de tabac (et il faut leur répondre au verre près, à la cigarette près, ce qu’on consomme) – et je ne nie pas l’importance de ces substances, évidemment, mais je m’étonne de la disproportion entre l’intérêt qu’on leur porte, et l’indifférence totale qu’on oppose aux autres. Ce fameux questionnaire est suffisamment précis pour mettre en relief la différence entre un quidam buvant un verre de vin par jour (y compris les week-ends) et celui qui boit deux bières par jour en semaine (et trois bières plus un apéritif les jours fériés). Mais il ne permet pas de distinguer celui qui avale tout rond un demi-bœuf cru chaque matin, d’un autre qui se nourrit exclusivement de bouillon de pissenlit. Je crois pourtant, moi, que la chose aurait une influence sur leur santé, à l’un et à l’autre. Mais ce n’est qu’une intuition, hein : je ne suis pas médecin.
Il fallait venir à jeun et le rendez-vous était à treize heures, alors j’avais la dalle. Puis, au bout d’un moment, j’ai eu le droit de manger et on m’a donné des trucs. Je me suis méfié des biscuits, parce que je ne savais pas avec quoi ils étaient faits (ils étaient emballés dans un plastique transparent, sans inscription), mais j’ai été rassuré quand j’ai vu la compote issue de l’agriculture biologique. Je me suis dit que la sécu, à défaut de s’intéresser à ce que je mange chez moi, ne m’obligeait pas pour autant à m’empoisonner chez elle. Il y avait toutefois plus de plastique que de pomme, dans ce dessert – toujours du plastique, oui : notre aliment de base.
On m’a donné un coup de marteau sur chaque genou : l’un des deux a bougé plus que l’autre, mais le médecin n’a pas tiqué. Bon. Ça veut dire que ça n’a pas d’importance. On ne saura pas si les réactions de mon corps ont un rapport avec ma préférence pour la ratatouille à l’ail plutôt que pour le canard au sang. Ou bien, si elles sont liées à une carence en glyphosate, ou à un excès de cacao équitable. Ou encore, au fait qu’il y a plus de jus de tomate que de globules de porc qui coule dans mes veines. Tant pis si ça ne les passionne pas. Mais je suis mauvaise langue : mes veines, ils s’y sont tout de même intéressés : ils ont fait un trou dans mon bras pour prélever deux ou trois cartouches de sang, et ils vont leur faire subir des tas d’examens. Ils vont les cuisiner, les torturer pour les faire parler. Puisque je n’ai rien dit, moi, pendant ces deux heures, alors c’est mon sang qui parlera à ma place. Et de cet interrogatoire, ils tireront de beaux tableaux plein de chiffres. Et ça ne me déplaît pas, à moi, les chiffres. De temps en temps. Si on peut caser des mots entre eux. Leur donner du sens. J’ai presque hâte de les recevoir, même, ces chiffres.
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