Le mot « jeune » était inutile

Le robinet de la baignoire est resté ouvert : l’eau a coulé toute la nuit. C’est J.-E. qui me signale l’anomalie et moi, resté au lit (le lit étroit de mon enfance, dans ma chambre du Pecq), je culpabilise. Je cours à la salle de bains pour réparer mon erreur. C’était ma mission, de fermer le robinet ! Je pense avec effroi aux hectolitres d’eau gaspillée. J’ai du mal à respirer. Mon souffle est saccadé, bruyant et rapide ; une sorte de halètement, comme lors d’une crise d’angoisse ; en fait, si j’expire si fort, c’est parce que je voudrais parler, mais les mots ne sortent pas ; seul l’air de mes poumons passe la barrière de mes lèvres. Soudain, quelque chose se débloque dans mon oreille : j’entends une voix enjouée et ironique (j’ai envie de dire goguenarde) qui fait résonner le mot « Gibert ». C’est comme un mot de passe : c’est le signal que j’aurais dû entendre beaucoup plus tôt, pour m’alerter sur le robinet ouvert ; resté coincé dans ma tête jusqu’au matin, je ne l’entends que beaucoup trop tard. Je m’éveille dans les bras de J.-E. qui me dit : « Tu respires fort, tu as fait un cauchemar. » Il a raison. Je ne fais jamais de cauchemars.

« Gibert » : samedi dernier, j’ai acheté un livre de poche au sommet de la grande librairie de la place Saint-Michel. Il a fallu parcourir tous les étages jusqu’au dernier : nous avons traversé un paysage désolé. Le champ de bataille après le passage des pilleurs — après les ravages du capitalisme. J’ignore à qui l’immeuble a été vendu, et à quelle date la librairie fermera. Aucun livre n’entre plus en rayon depuis longtemps : les stocks se vident et ne sont pas renouvelés. Les meubles ont été déménagés. Les espaces de circulation sont démesurés, et les fameux rayonnages coulissants, à double épaisseur, sont inutiles : le premier niveau est à demi vacant. Je pense à cette image d’Épinal malheureuse : les magasins d’Union soviétique quasi vides, où trois boîtes de cornichon se battent en duel sur une étagère métallique, éclairés par un néon blafard. Sauf qu’ici, personne ne fait la queue devant le magasin, car il n’y a pas de pénurie de livres : au contraire, nous croulons sous leur production. Je pense aussi au Monsieur Bricolage de la rue de Reuilly, que j’ai visité pour la première fois à la veille de sa fermeture : un hangar immense où gisaient les rares marchandises encore en vente, survivances d’un âge d’or oublié : des accessoires de quincaillerie énigmatiques, aussi bizarres à mes yeux que les vestiges archéologiques trouvés sur un chantier de fouille. Chez Gibert, nous sommes presque seuls dans le corps de la baleine : le grand squelette inutile, et notre voix qui résonne : « hé ho ? »

Quand j’ai écrit Les présents, l’envie est venue toute seule : situer le premier chapitre dans cette librairie Gibert de la place Saint-Michel, où j’ai travaillé deux étés de suite (j’avais vingt et vingt-et-un ans). Je n’imaginais pas que ce décor allait devenir, si tôt, le souvenir d’une époque révolue. Bien sûr, c’est l’un des thèmes des Présents : la disparition — et la survivance du passé dans notre présent. Mais lorsque mes personnages évoluent dans le quartier Saint-Michel, c’est aux autres parties du décor que j’attribue le rôle de « vestiges » : les Thermes de Julien, l’hôtel de Cluny. La librairie, elle, servait plutôt de repère : le pivot immuable de la place Saint-Michel, présent depuis toujours. Sans que je cite son nom dans le livre, les lecteurs m’ont dit : « On reconnaît Gibert. » Mais voilà,

Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ;

et cet immeuble-librairie rejoint les autres vieilles carcasses au musée des disparus. Et moi, qui deviens vieux, je peux déjà dire ce que disent les vieux : « De mon temps, il y avait ici une grande librairie qu’on appelait Gibert. » Pour être précis, on l’appelait « Gibert Jeune », car ce n’était pas la même maison que Gibert Joseph : les frères s’étaient séparés cent ans plus tôt et la réunion des deux entreprises n’avait pas encore eu lieu. De mon temps, quand je travaillais là-bas, on disait Gibert-tout-court pour parler de nous, et « Joseph » (sans Gibert) pour parler des autres. On ne prononçait pas le nom complet de l’entreprise : le mot « jeune » était inutile, puisque c’était nous les « Jeune ». J’avais vingt, vingt-et-un ans ; je portais le t-shirt jaune de la maison ; j’ai appris à manœuvrer un transpalette pour ranger le soir les meubles de l’étal ; je déjeunais au square de Cluny ; c’était bien. Et ce sont mes souvenirs de jeune, comme disent les vieux.

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