Deux fois deux ne font pas quatre

J’habite sur une presqu’île et j’attends à la gare quelqu’un que j’aime, alors j’ai pensé que ce serait une bonne idée de lire ce livre : un homme habite sur une presqu’île et attend l’arrivée d’Irmgard. « Irmgard était dans le train maintenant, et ce vacarme réglé, ferraillant et fidèle, auquel il la confiait le rassurait : elle venait vers lui aussi paisiblement, aussi assurément qu’une petite étoile en route vers sa conjonction. » Cette assurance du personnage de La Presqu’île de Julien Gracq est totalement poétique et amoureuse, pas du tout matérielle, car il n’a aucun moyen de vérifier que sa belle approche — qu’elle n’a pas manqué le train. C’est plus facile pour moi : dès 7 heures, j’avais un texto de Pierre tout excité par son voyage, puis un autre qui me confirmait sa bonne correspondance à Angoulême. Alors j’achète un café au kiosque et je m’installe sur un banc, au soleil, face à son arrivée imminente. « En face », oui, car Royan est une gare terminus comme le sont toutes les gares parisiennes — et celles du Havre, de Brest, de Briançon — la voie s’arrête ici, tout le monde descend. Une autre ligne desservait autrefois la presqu’île, mais pour gagner Arvert, La Tremblade et Ronce-les-Bains, il faut désormais continuer par la route, quitter la côte sud (celle de l’océan) pour le littoral flou du nord, celui qui borde l’estuaire de la Seudre aux contours mous, à la terre gorgée d’eau qu’on hésite à appeler terre. Julien Gracq écrit : « Par la coulée des vallons, on apercevait derrière la crête qui surplombait la route les plaines mouillées qui longeaient l’estuaire. » C’est exactement ce que nous verrons par la vitre du bus, ligne 6, en début d’après-midi. Mais d’abord, c’est encore le matin et Pierre me sourit, il descend du train, c’est la première fois que je le vois dans une gare. La première fois que je le vois sur une plage. Sur un port. Nouveaux paysages à arpenter ensemble. Une forêt. Un marais. Je lui dis : « Je suis content d’être tombé ici parce que ça ne ressemble à rien ; il y a plein de coins où la campagne est jolie comme d’autres campagnes sont jolies, mais ce marais est bizarre, singulier, on apprivoise autre chose. » Il est dans ses meilleurs jours. Il est curieux, enthousiaste. Il dit même, à propos de l’église Notre-Dame, chef-d’œuvre brutaliste, énorme tas de béton, merveille implacable érigée là comme une catastrophe : « J’ai envie d’entrer pour voir » — alors qu’il est allergique au béton, mon petit Pierre, et ne s’émeut que de l’ancien, du raffinement des arts pluriséculaires, du savoir-faire de fourmi des dorures et des broderies. À l’intérieur de la grotte, il reconnaît que la lumière est belle, la violence du matériau annulée par la douceur des rayons colorés, les courbes enveloppantes, une élévation. Il faut vraiment qu’il soit bien luné pour voir ça. Comment ne pas l’être ? Sur la plage de Ronce on goûte les variations du sable sous nos pieds : celui qui s’enfonce, celui qui nous porte, celui qui s’effondre, celui qui garde nos empreintes. Dans le marais on tâtonne, on s’assure que le chemin est un chemin, les herbes sont trompeuses, par endroits les tiges sont plus hautes que nous. Et le soir, lorsque Pierre rentre à la maison — je parle ici du premier Pierre, le Pierre de tous les jours, la deuxième pièce du duo, le compagnon de ces jours tendres, loin de chez nous (mais être chez nous, c’est être entouré de ceux qu’on aime) — il accueille le nouveau Pierre dans notre routine, et moi, je suis ici, avec mes deux Pierres, je suis heureux.

Quand il n’y a ni Pierre, ni Pierre, je suis seul, et je suis bien aussi. Une solitude désirée qui vient au meilleur moment, car mes dernières semaines à Paris n’étaient pas sereines, je craignais toujours de m’éparpiller, de papillonner ; je sentais comme une tâche de fond la culpabilité vague de ne pas travailler assez, de ne pas fréquenter suffisamment les personnes que je devrais ; de négliger l’important, en somme, incapable d’identifier cet important. Alors, quand vous me demandez si Paris me manque, je réponds : « Sûrement pas » — même si c’est le seul endroit où je voudrais vivre. Ces jours-ci, je l’avoue, même ma correspondance est un effort. Je réponds à peu de messages. Je ne parle à presque personne. Je suis seul douze heures par jour et, moi qui déteste être seul, j’aime infiniment ces douze heures.

J’ai passé deux jours à formaliser mon projet autour des amitiés (Jean Vaudal et galaxies connexes), un autre à écrire mon feuilleton, puis deux à organiser mes notes et recherches documentaires. J’ai passé quelques heures à préparer ma lecture dessinée avec Marguerite (le 25 mars à midi à la médiathèque de Villetaneuse, je compte sur vous). J’ai fouillé d’autres dimensions de Villetaneuse, des archives encore, cette fois sur Michel Franc qui habitait cette ville et luttait aux côtés de Jean Vaudal contre les occupants nazis. Michel Franc avait un commerce au 6, rue Auguste-Blanqui : une boutique de quoi ? Son immeuble a été remplacé dans les années 1980 par la cité de Jean Renaudie — architecture brutaliste encore, du béton partout, la sincérité du matériau, la violence des angles aigus, comme à Royan. Et puis c’est l’heure, je range mon cahier, je retourne à Royan attendre J.-E., je retrouve la gare, c’est presque la même chose et pourtant ça n’a rien à voir.

Parce que c’est l’après-midi et que j’ai trois heures devant moi ; parce que je m’installe sur un banc au-dessus du port, avec un café trop cher servi dans un gobelet en carton ; parce que je lis La Résistance intellectuelle de Jacques Debû-Bridel à l’affut de toutes les apparitions de Jean Vaudal (elles sont rares) que je souligne au crayon. Parce que je n’attends pas J.-E. sur le quai comme j’aimerais le faire, mais à l’arrêt du bus, car ma mission est de retenir son départ si par malheur la correspondance de quatre minutes ne suffisait pas à J.-E. pour sauter de la gare ferroviaire à la routière. Je vois le train. Je vois J.-E. avec son sac à dos et son sourire. Il hésite à m’embrasser : bizarre pudeur ; alors c’est un demi-bisou que nous rattraperons plus tard ; nous avons quatre jours devant nous. Et ce sont quatre jours lumineux, toujours, même lorsque le temps se couvre, même lorsqu’il fait nuit. Je lui montre mes paysages et nous en découvrons d’autres. Rochefort, Le Château-d’Oléron. Pierre a les mêmes envies que nous. C’est un équilibre de trois qui ne pose aucune question. Les choses ont lieu, les gestes se font, les silences sont rares. On n’est pas là pour théoriser : on vit comme ça. On n’avait jamais vécu exactement comme ça : on invente. Si le couple est la somme de deux personnes qui s’aiment, passent du temps ensemble, choisissent de partager les menus événements domestiques — cette fameuse banalité du quotidien censée tuer le couple en même temps qu’elle le définit — alors des couples, il y en a deux, et je peux vous dire que deux fois deux, ici, ne font pas quatre. Nous ne sommes pas là pour compter, mesurer, analyser. Nous vivons. Parce qu’il fait beau et que la peau de nos joues rosit au soleil ; parce que Brouage filait le cafard à la nuit tombée, mais nous ravit sous le soleil ; ses remparts sont une promenade ; les mêmes fortifications qu’à Oléron, mais Oléron est une île dans l’océan tandis que Brouage est une île sur les marais ; la lumière ne se reflète pas pareil ; parce qu’on trouve que Rochefort vaut carrément la visite et qu’on a bien fait d’insister, de passer outre la réserve de nos voisins (ils ont écrit « Rochefort : moyen » sur le post-it orange qui liste les lieux à voir, la sentence est sévère) ; les forains sont installés comme dans le film de Jacques Demy, mais sur le cours Roy-Bry, pas sur la place Colbert ; devant le café de Victor Hugo et Juliette Drouet un chien très doux et très fidèle attend la femme qui l’aime, et qui finit par sortir en nous demandant ce qui nous retient ici, pourquoi nous nous attardons à ce coin de rue, devant cette vitrine ; je réponds par une allusion à Totor en 1843 ; elle nous conseille la visite de la première salle du musée Hèbre, au rez-de-chaussée à droite, la salle gratuite où une maquette immense nous montrera la ville du XIXᵉ siècle ; plus loin un autre chien nous fait les yeux doux, il nous demande de lancer son frisbee, il habite un hôtel particulier avec une femme moins aimable que lui, mais chouette quand même, dans son genre. Nous sommes dans des endroits agréables, bien sûr, mais ce décor n’est pas la condition nécessaire au bonheur de ces jours, il n’en est que la cerise, le supplément de plaisir. À trois, on se tient chaud, ça ne peut pas être trop chaud. L’équilibre est parfait. Et lorsque les trois deviennent deux, l’équilibre n’est pas rompu, il continue d’être parfait, parce que Pierre dimanche soir dit que la promenade lui suffit, qu’il sent arriver le coup de mou, qu’il voudrait être seul ; et pour nous c’est précisément le moment où le temps est compté, où l’on sent le désir d’un tête-à-tête. Besoin d’être J.-E. et moi seulement, ce couple-là, main dans la main, dans une rue de Royan géométrique et souriante, bordée d’immeubles blancs et bleus, décor de bande dessinée, hublots et tubes colorés comme dans un film de Jacques Tati. À la fin, ce sont des pins démesurés, des bistrots fermés parce que c’est dimanche, une gare connue par cœur, un banc de béton sur le quai, deux cafés dans des gobelets de cartons, une demi-heure au soleil et un câlin, puis J.-E. monte à bord, le train s’en va. De l’autre côté, le soleil rougit l’océan.

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