Écrire = penser plus fort

Comment la machine avance :  chacun de ses mouvements (chaque segment tracé sur le papier) est déterminé par deux nombres générés aléatoirement : un angle et une longueur : l’appareil tourne sur lui-même (une fraction de cercle), puis avance de quelques millimètres. Une ligne brisée se dessine ainsi devant moi. La fille m’a dit : « L’expérience dure vingt-cinq minutes » et : « Essayez de l’attirer vers vous. » C’est la seule chose que je dois faire : influencer le  parcours du tychoscope : autant vous dire que ce n’est paranormal du tout cette histoire (c’est une œuvre d’art participative). Ce phénomène-là, avec les humains, ça marche. J’apprends à jouer avec ça (« jouer » sans désinvolture, un jeu léger mais le plus sérieux du monde), j’en parle souvent, j’ai l’impression de ne parler que de cela : la confiance que l’on prend en soi-même, que l’on apprivoise lentement, qui s’acquiert avec méfiance, comme un pouvoir aussi excitant qu’intimidant : quelque part (parmi la foule), il s’agit de regarder l’autre avec intensité, de lui adresser des sourires, de penser très fort (à l’intérieur de notre for) : « Regarde-moi », et soudain l’autre tourne la tête vers nous, capte notre regard (ici, étincelle causée par les rayons qui se croisent) et sourit en réponse. Ça marche. Pas tout le temps. Mais quand même. Pour être honnête, souvent l’on regrette que les autres fuient le regard, par exemple samedi dernier avec O. dans notre bar préféré : pourquoi les gens viennent-ils dans ce haut-lieu de la rencontre facile, si c’est pour garder les yeux baissés toute la soirée, ou bien les lancer très loin pour scanner la foule sans jamais se fixer sur aucun visage en particulier ? Ils ont peur, je crois, du pouvoir haptique du regard. Regarder, c’est toucher un peu. Mais, ne vient-on pas justement ici pour ça ?

Oui, mais il n’est pas question de regard ici : elle m’a dit seulement de penser. « Essaie d’attirer le tychoscope à toi par la pensée », explique le livret distribué dans l’exposition. La machine sait-elle que je pense à elle ? Je me concentre : tout au long du processus, je ne regarde rien d’autre que le dessin tracé sur la feuille, ligne après ligne. Mentalement j’écris ce billet : les phrases que je taperai ensuite dans mon téléphone, que je publierai sur mon blog. Écrire à propos de cette machine : je ne connais pas de manière plus intense de penser à elle. Écrire = penser plus fort. J’aime écrire aux gens : « Je pense à toi. » La formule est tautologique, évidemment, car tout message envoyé signifie déjà : « Je pense à toi. » Écrire à quelqu’un, quels que soient les mots (même dans une langue inconnue, même un assemblage de signes absurdes), c’est forcément une façon de lui dire : « Je pense à toi. » Mais alors ? Si le geste « parler à » implique (sous-entend) le geste « penser à » — autrement dit, si le premier est un sous-ensemble du second, quid de la proposition inverse ? Je peux penser à l’autre sans le lui dire. Aura-t-il un moyen de le savoir quand même ?

Nous sommes déjà venus à Brest il y a huit ans. Il y a des choses dont nous ne gardons aucun souvenir. Le téléférique pour franchir la Penfeld : a-t-on vraiment vu ça ? Oh, non, on se rappellerait un truc pareil. Oh, non : car ça n’existait pas. La ville a changé et nous l’ignorions. Ce qui ne change pas : en train, nous avons emprunté la même ligne qu’il y a trois ans, nous avons survolé Morlaix par son viaduc spectaculaire — oserais-je dire : « légendaire » ? Pour moi, parcourir ce paysage, ça n’est pas rien. Ça m’émeut. Mais le paysage, sait-il seulement que je suis déjà venu autrefois ? Sait-il que je l’ai déjà décrit plusieurs fois, y compris dans un livre ? Écrire = penser plus fort. Mais le paysage ne sent pas ces choses-là. En train, J.-E. lit Chambres séparées dans sa nouvelle traduction qui vient de paraître, Chambres séparées que j’aime tant, que j’ai lu il y a huit ans justement, puis prêté à combien d’amis, et recommandé à combien ? Il y a quelques jours à Paris, nous en parlions avec M. au café des Anges : la conversation avait lieu là plutôt qu’à Brest, c’est aussi bien, mais c’est à Brest pourtant que nous imaginions voir M. : il a donc parcouru la même ligne en sens inverse — pendant que je tire le fil des jours écoulés, dans ma mémoire, j’observe l’errance du tychoscope sur le papier, il retourne vers son point de départ par saccades, une suite de traits brefs et contradictoires, sans que mes injonctions silencieuses ne modifient ses plans d’aucune manière. En train, J.-E. lit Chambres séparées et remarque une expression qui revient à plusieurs reprises, « caresser avec les yeux », qui m’avait émerveillé moi aussi. Le regard, non pas comme un capteur passif, qui se contenterait de recevoir le signal émis par l’autre ; au contraire, l’œil actif, l’œil capable de toucher l’autre, de lui faire du bien, de lui donner du plaisir du bout des doigts, avec tendresse : la fonction haptique du regard, disais-je, mais on pouvait dire plus simplement, comme sur l’étal du marché : « on touche avec les yeux. »

Le tychoscope, je le regarde très fort, et il s’en fout, il continue sa course erratique, il n’en fait qu’à sa tête. Justement parce qu’il n’a pas de tête. Autrement, mon regard le troublerait. Il serait ému de l’insistance de ma caresse (les yeux acteurs du désir : en silence je pense, puisque c’est la consigne : « Viens vers moi petit robot ! »), ou terriblement gênés par eux : a-t-on idée de dévisager ainsi un inconnu ? La fille de l’expo ne m’a pas dit de le regarder, d’ailleurs. Seulement de l’attirer à moi. Je pourrais penser à lui et regarder autre chose. Mais je réduirais encore les chances de me faire comprendre. Étant à Brest, on pense à M. et on le lui dit. La connexion est évidente : nous évoluons dans son décor familier. Mais je pense à d’autres, aussi, et je ne le leur dis pas. Sans rapport avec Brest. Aucune raison matérielle de former l’image de ces personnes dans ma tête. Pourtant, une pensée adressée, offerte : mais qui le saura ? Peut-être le savent-ils, le sentent-ils… mais… ce sera sans rapport avec l’intensité de ma pensée. Pur hasard. Ou bien, mieux que le hasard : parce qu’ils pensent à moi aussi, sans raison, sans rapport avec le lieu où ils se trouvent, et se disent intérieurement : « Peut-être qu’il pense à moi. » Le robot, lui, est étranger à ce type de connexions — on les appelle : « sentiments ». Tiens ! Pendant que je formule ceci, la machine se rapproche de moi, soudain, d’un trait bleu, plus long que les précédents. Est-ce que j’ai pensé plus fort ? Elle dessine au stylo à bille sur son grand papier. Écrire = penser. Mais… Vingt-cinq minutes sont écoulées. Son dernier mouvement : encore un trait vers moi. Voilà, c’est fini.


L’installation décrite est une œuvre d’Éric Baudelaire, vue à l’exposition « Une séparation » à Passerelle, Centre d’art contemporain de Brest.

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