Atteindre la dimension rêvée

Je demande à S. et F. comment trouver la Maison : « Vous suivez le tram, et c’est juste avant l’hôtel de ville », quelques repères me suffisent, car je suis déjà venu ici à trois reprises, dont deux au printemps : c’est encore tout frais et, à la fois, c’est un souvenir plus ancien, celui de la première visite avec J.-E. il y a trois ans, dans la brume de janvier : des couches d’expériences qui se superposent, et moi dessus, ou bien dessous, ancré dedans. Plutôt que le nom du square ou de la rue, ils nous donnent des repères de temps et de distance : la ville à l’échelle du corps : « Vous marchez vingt minutes et voilà. » Alors, on marche vingt minutes, et voilà. C’est une maison longue de dix-huit mètres, large d’un mètre quatre-vingts à l’une de ses extrémités (à peine plus que mon lit quand je l’ouvre pour deux personnes) et de quatre-vingt-dix centimètres à l’autre (mon lit quand personne n’y dort). L’artiste, Erwin Wurm, dit que c’est une copie de sa maison d’enfance, vue avec ses yeux d’adolescent, puis d’adulte : le cadre qui lui semblait sur-mesure (puisqu’il est né dedans) est devenu soudain trop étroit à mesure que le corps grandissait. Il est question aussi de l’étroitesse d’esprit de sa famille : un carcan étouffant : l’urgence de fuir. J’ai découvert cette œuvre sur la vidéo que m’a envoyée P. à cause de L’épaisseur du trait : « Cette drôle de maison m’a rappelé ton roman avec la chambre qui rétrécit. » La chambre de mon personnage est une métaphore, le décor familier qu’il faut quitter un jour, bien qu’on l’aime, parce que l’enfance devient trop étroite ; quand les vêtements sont trop petits il faut en changer ; le bernard-l’ermite abandonne sa coquille pour en trouver une plus grande : dans le cas de mon personnage, il ne s’agissait pas d’une fuite, mais d’un voyage, d’une expérience initiatique : aller voir le monde au-dehors, et sentir comment le corps s’épanouit dans d’autres espaces. Ici, en Normandie, W. me dit qu’il ne s’est jamais trouvé autant au Nord : Le Havre est plus septentrional que Paris, et même que Chantilly ; Yvetot l’est encore davantage, mais on ne s’y est pas arrêtés, on l’a traversé en train, ça ne compte pas. On est venus au Havre pour vaguer au fil des rues et tomber sur des œuvres. Cette Maison étroite se visite. Les pièces minuscules, étirées, compressées, on s’y glisse de profil, puis on atteint le fond du couloir, la dernière extrémité comme un goulot, on ne pourrait pas y croiser un inconnu, ce serait inconvenant, mais nous on peut se le permettre, on se faufile l’un contre l’autre, on se frôle, l’exiguïté n’est pas un enfermement, il est question d’intimité, et cette maison riquiqui en forme de prison d’enfance pourrait devenir un cocon tout doux, une bulle chaleureuse, une cabane où se réfugier, où se réchauffer, où se faire du bien : c’est une question de point de vue et d’état d’esprit. À la fin du roman, mon personnage retourne chez lui, et la cage qu’il avait quittée lui semble un habit parfait pour son corps grandi, maintenant qu’il va mieux dans sa tête. La petite boîte est un coffre précieux, à condition d’en sortir aussi souvent qu’on en a envie. Une chance pour se retrouver avec soi-même. Un lieu où accueillir. Faudrait-il partir ? Plus au nord, plus à l’est, ailleurs ? Dans une ville plus vaste, à l’échelle d’un corps qui s’est déployé, et de désirs qui osent encore grandir.

Il pleut. Quelque part, un médiateur culturel en ciré jaune nous aborde : « Ce n’est pas que je suis aux abois parce que je n’ai parlé à personne de la journée, mais… » — mais, nous nous intéressons à l’art et à la ville, et aux garçons aux yeux ronds qui nous sourient. Plus loin, une petite fille nous dit : « merci » — parce que nous l’avons déjà vue plus tôt, à la maison du patrimoine où nous lui avons expliqué le jeu pour gagner la même maquette que nous : l’hôtel de ville d’Auguste Perret en carton. Ça change du béton. Le béton, oh, pourtant, je sais qu’il n’est pas contre. Il aime les vieilles pierres, mais pas que. Et on en a vu des tas, des églises gothiques, à Rouen ! Alors, à Paris je l’emmène sur la place des Fêtes, et il regarde tout, yeux grand ouverts, comme les bébés qui s’écarquillent devant un presque-rien ; j’ai entendu la semaine dernière sur France Culture que le cerveau d’un enfant captait 60 % de l’énergie totale dépensée par son corps : là-haut, la machine molle mouline si fort qu’elle pompe la majeure partie des ressources, car chaque événement est nouveau, chaque détail est passionnant ; le cerveau décode, analyse et classe à toute vitesse ; pas étonnant qu’il soit fatigué à la fin du voyage. Au milieu des tours d’habitation, devant l’édicule de métro Art Déco, il dit : « Oh, une fontaine de Marta Pan, tu sais, l’artiste qui a fait les Lacs de la rue de Siam, à Brest » — et de m’expliquer, et de faire des photos. Mais pourquoi sais-tu cela, toi ? Tu n’es jamais allé à Brest, et c’est la première fois que tu mets les pieds dans le 19ᵉ arrondissement. Tandis que moi, je suis passé ici cent fois, et j’ai déjà vu Brest avec J.-E., et nous sommes plutôt observateurs nous aussi, et cultivés, dans notre genre. À Brest, il pleuvait. Ici aussi : « Je suis déjà nostalgique de notre promenade au Havre, ambiance parallélépipèdes de béton et bruine froide, j’avais envie de recommencer. »

Il retourne au café, au parc, au musée qu’il connaît déjà : les Anges, Montsouris, le Mac Val ; il dit : « au même endroit que la dernière fois » ou « comme d’habitude ». Il en est là. Il explique aux touristes qu’on peut acheter des tickets de bus au Royal Parmentier, ce rade où je n’entre jamais. Connaissance des abords. Cercles concentriques. La ville, oui, et même son contour… mais débuter par le quartier, l’approfondir, et la rue même, et l’immeuble. Il connaît ma chambre mieux que moi, la nuit, car je n’y ai pas souvent dormi. Les choses changent de place, des nouveautés apparaissent : la lampe offerte par J. et S., suspendue dans ma bibliothèque, qui s’allume et s’éteint à bout de bras sans sortir du lit. Ma chambre, c’est une espèce d’espace de vingt mètres cubes ; mon lit occupe toute la surface disponible ; il est large d’un mètre soixante quand je l’ouvre, et de quatre-vingts centimètres quand personne n’y dort ; l’exiguïté n’y est pas un défaut ; il est question d’intimité, et cette chambre riquiqui est le cocon que j’ai désiré, la bulle que j’habite, ma cabane. Si la Maison est étroite, cette chambre-ci ne l’est jamais, car elle permet d’habiter cette ville, pas n’importe quelle ville, la ville assez vaste pour accueillir les désirs qui se sentent à l’étroit ailleurs : les désirs qui ont grandi, qui demandent à s’ébattre au-dehors, à s’étendre, étreindre quelque chose, mais quoi ? atteindre la dimension rêvée, la forme qui te plaira, immense peut-être, toute menue pourquoi pas ; la petite taille n’est pas un défaut, ce qu’il faut c’est avoir le choix : la place pour s’épancher si besoin, s’étrécir quand on le voudra, se blottir puis s’échapper, être chez soi.

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