On fait des calculs. Pour mieux comprendre. Appréhender. Du verbe prendre : exercer une préhension sur. Comme si on était capables de saisir des objets pareils ! Immenses. Mais grands comment, grands comme quoi ? Par exemple, on dit : « Il y a vingt-cinq étages pour monter chez Luke, ça fait soixante mètres peut-être, disons soixante-quinze, maxi. » Alors, pour grimper jusqu’à la Croix de Bretagne à deux mille mètres d’altitude, depuis le torrent de la Cerveyrette qui glougloute à mille deux cents, ça fait un dénivelé de huit cents. Disons, en arrondissant très très large : « Dix fois plus haut que la tour de Luke. » Deux cent cinquante étages, donc. Et si on compte vingt marches par étage, ça fait cinq mille. Faudra pas s’étonner qu’on soit un peu fatigués après ça. Avec J.-E., on n’est pas dans la performance, on n’étale pas ces chiffres pour frimer. C’est juste pour comparer avec notre environnement familier. Parce que la montagne ne nous est pas du tout familière, mais alors pas du tout. J’ai certes crapahuté dans les Dolomites avec John au début de l’été, mais ici c’est encore autre chose, c’est une ville engoncée entre plusieurs sommets, c’est une ville au carrefour de plusieurs vallées creusées dans la roche. La Guisane, la Durance et la Cerveyrette se mêlent au pied d’un promontoire où des gens ont bâti Briançon : la rivière qui en résulte prend le nom de celle des trois qui arrive avec le plus fort débit, et c’est la Durance, c’est la règle, c’est toujours ainsi que les cours d’eau sont nommés, sauf la Seine qui usurpe son titre de fleuve, car ce devrait être l’Yonne qui coule au-delà de Montereau, puis à Paris et jusqu’en Yonne-Maritime, on le sait, mais c’est trop tard pour rectifier les dénominations indues. Ici c’est la Durance, et c’est bien peu de chose quand ça descend de la colline de Montgenèvre (on est allés voir, à la frontière italienne : la plus grande rivière de Provence s’enjambe sans forcer, pas besoin de pont). Ça récupère toutes les eaux de ces hauteurs, et ça arrive à Avignon quasi gros comme le Rhône, mais le Rhône est encore plus gros, alors c’est un fleuve appelé Rhône qui poursuit jusqu’à Arles. Est-ce que je pense à Arles, moi ? Est-ce que j’ai une bonne raison de penser à Arles ? Oui, souvent, et de plus en plus souvent même, si Arles est la métonymie de mon prochain livre. Non, pas de mon prochain. Quel est le mot pour dire « celui qui viendra après le prochain » ? Le prochain sort dans un mois, il est édité par L’Œil ébloui, c’est-à-dire à Nantes, à l’embouchure de la Loire. Si le Rhône est le plus large, c’est la Loire le plus long de France. Je l’ai lu sur Wikipédia. Mais dans ces deux livres, il est surtout question de la Seine. Son franchissement par le train dans Terminus provisoire. Les boucles dans lesquelles grandissent les personnages de Rue des Batailles. Le premier compte soixante ou soixante-dix mille signes. Le second, dix fois plus. Je ne dirais pourtant pas que le petit est l’affluent du gros. J’espère qu’aucun des deux n’absorbera l’autre, qu’on n’oubliera pas la Durance en découvrant le Rhône, et qu’on n’appellera pas indûment Seine ce qui devrait être l’Yonne.
Là-haut, ça sent la vache. Ça nous semble un peu dingue que ces bestiaux se tapent un quasi-kilomètre de dénivelé pour paître, mais bon, on ne sait pas d’où ils viennent, combien ils ont à monter depuis leurs pénates habituelles, et de quelle agilité ils sont capables (je n’ai pas fini de méditer sur l’avantage comparatif de la quadrupédie). Autrefois c’étaient des mammifères bipèdes qu’on parquait ici, par centaines (un panneau donne le chiffre exact), exclusivement masculins. Des soldats, en somme. De part et d’autre de la cour où s’étoilent des bouses, les bâtiments où vivaient ces hommes. Une architecture sévère, mais juste, comme on le dit de certains profs, mais je ne parle pas ici de justice, je parle plutôt de la justesse des proportions, de l’équilibre des formes, de cette élégante rigueur que les casernes partagent avec les couvents, les lycées et les hôpitaux. Beauté triste inondée de lumière, il est midi au soleil, nous sommes seuls dans ce désert d’altitude. Depuis le talus, une passerelle effondrée mène à d’autres chambrées ; une porte de bois jetée sur les poutrelles métalliques fait fonction de pont. Ici les vaches n’entrent pas. Notre bipédie facilite le franchissement. C’est le domaine des squatteurs et des babos, en mode chansons autour du feu. Dessins et inscriptions rupestres, traces de vie collective, témoignages de déambulations romantiques. On s’y plaît. Je m’y plais. Davantage, sans doute, que parmi la chambrée de conscrits pour laquelle ce lieu a été conçu. On voit encore les montants d’acier des lots superposés : seize par pièce. Cinq pièces en enfilade. Quatre-vingt mecs qui pioncent de concert, là-dedans ! J’en frémis. Promiscuité sur une île à deux mille mètres d’altitude… Nous, c’est plutôt l’intimité choisie, seulement nous deux au sommet du monde. Avec la pointe d’un bâton brûlé, j’ajoute notre marque au vaste mur des vestiges, nos initiales additionnées dans un cartouche cordiforme : œuvre éphémère qui pourra durer des décennies, qui sait ? dans la lignée du pariétal-mignon.
J’écris ce billet dans le train qui longe la Durance. Correspondance à Valence, retour à Paris. Tout à l’heure à Briançon, à la terrasse de l’Eden, j’ai eu Marie au téléphone à propos de l’expo à Villetaneuse. Je lui ai prétendu que je n’étais pas aussi inquiet que je l’écrivais dans mon mail de la semaine dernière. J’ai dit ça pour qu’elle ne croie pas que je lui mets la pression. Mais, pour être sincère, j’étais inquiet, vraiment. J’ai vraiment passé une partie de la nuit à mouliner dans ma tête. On a décidé d’être ambitieux, Pierre et moi, et maintenant que Sido nous rejoint, il nous donne raison, alors oui, je me mets la pression. Et ça a tourné en boucle entre quatre et cinq heures du matin — mélangé à ces autres questions qui me triturent les boyaux de la tête (et aussi ceux du cœur, car c’est bien là qu’elle s’est logée, l’image de P., je le sais bien) : pourquoi diable ne réponds-tu pas, P., à cette carte où je t’ai donné ce que j’ai de meilleur ? — c’est un autre sujet, oui, mais tout s’est emberlificoté dans mes pensées nocturnes, et vous ajoutez un cauchemar là-dessus, ça explique pourquoi je me suis fendu d’un mail inquiet alors que je suis en vacances. Et si on ne peut pas faire des trous aux murs de la médiathèque ? Et si mon bureau n’entre pas dans la Kangoo ? Et si on ne trouve pas de cloches à gâteaux pour exposer les reliques comme elles le méritent ? Ce dernier point est réglé : je reçois une photo de Pierre et une autre de Sido. Sur un trottoir, ils ont trouvé le socle de verre qui portera les merveilles. Sido a dit : « Si j’avais de la place chez moi, je le prendrais. » Pierre a répondu : « Nous, on n’a pas de place, mais je le prends quand même. » Confiez les clés de votre chambre à un ami en votre absence : si c’est un ami véritable, il y entreposera les cadeaux les plus bizarres, c’est-à-dire ceux qui font vraiment plaisir. Je dis : « Le socle est parfait. » Puis : « Il pourra aussi remplacer les trois cloches à fromage qu’on n’a pas encore trouvées. » Ça sonne absurde pour l’instant, mais vous comprendrez le 5 octobre au vernissage. Ainsi la matière de notre expo s’accumule-t-elle dans la ruche-atelier de ma chambre : la fenêtre, les bétons, les affiches, cet aquarium, toutes ces merveilles prélevées dans le biotope où j’évolue moi aussi, glanées dans l’écosystème de mon quartier, par moi-même ou par l’ami, même en mon absence, même lorsque je suis à Briançon sur les chemins balisés en rouge et blanc, même lorsque je suis occupé avec J.-E. à mesurer l’altitude des montages, à observer les hordes de papillons et de sauterelles qui s’égaillent devant nos pas, à nous demander quel nom porte cette fleur au cœur noir comme celui d’un tournesol, aux pétales pointus et brillants, argentés, qu’on croirait découpés dans du papier d’alu. Ce sont les fleurs préférées des insectes qui s’y ruent tous, sans distinction d’espèce, pour y butiner je ne sais quelle substance qui m’indiffère, moi, mais dont ils sauront faire leur miel. Le mystérieux travail se fait, on ne comprend pas toujours comment, mais il faut continuer et se faire confiance : si les autres y croient aussi, ça marchera. L’appel de tout à l’heure m’a rassuré, je suis bien entouré, le TER vient de longer un lac vraiment très bleu, nous dépassons Gap, je mettrai ce billet en ligne avant Valence, et dans le TGV je commencerai un nouveau bouquin : j’ai terminé celui de Marie Chaix trouvé dans la boîte à livres de Briançon, et celui d’Hugo Lindenberg à qui j’aimerais dire combien il m’a touché.