Je me blottis dans son ombre, lui dans la mienne

Je sens ses doigts sur ma peau, à l’endroit où j’ai fait un pli à la manche de mon t-shirt (nous sommes en plein soleil, face à la mer). Une caresse brève, vite interrompue — car une vague plus forte que les précédentes roule à nos pieds, nous reculons, deux pas en arrière. L’eau se retire doucement et dépose, sur la plage, un petit crabe noir. Je dis : « Il repartira avec la prochaine vague. » Mais, non, il n’a pas l’air d’avoir envie de retourner à la mer : il court dans l’autre direction, sur le sable nu, à découvert, au chaud. Trop chaud sans doute. Nous sommes en plein soleil, je l’ai dit. Il ne nous fuit pas, il s’approche de nos pieds, à reculons, sans savoir qui nous sommes, attiré seulement par le volume de nos corps, le seul volume sur cette étendue déserte, c’est magnétique. Je connais cette aura, le désir d’entrer dans cette bulle : le corps à côté du mien, la force douce qui nous attire l’un vers l’autre. L’extrémité qui touchait ma peau, la minute d’avant ; à l’autre bout (à son pied), le crabe se blottit contre la chaussure. Il entre dans son ombre rassurante, par instinct, sans se poser de question. Je dis : « Il n’a pas compris que tu étais un animal, il se cache sous toi comme sous un rocher. » Il s’agit de lever le pied tout doucement, sans l’effrayer, sans le blesser. Je ramasse une pierre, je la pose près du crabe. Il la voit, il court vers elle, tac tac tac, il se blottit dans son ombre comme sous une chaussure.

Ce n’est pas le même plaisir qui recommence : c’est le même qui continue, plus intense, plus profond à chaque fois. Je connais son odeur, le goût de ses baisers, la forme de ses gestes quand il me touche, quand il aventure ses mains dans les coins où tout le monde ne va pas. Son regard quand il me découvre, alors qu’il me connaît déjà par cœur. Je me souviens de sa timidité, des gestes esquissés, de sa belle hésitation : je la reconnais encore, mais de loin, comme un reflet persistant, comme une lueur naïve et obstinée qui continue de briller alors que d’autres plus vives se sont allumées, et feraient oublier le premier éclat fragile si je ne me rappelais pas tout avec précision, chaque instant, chaque geste. C’est beau de le connaître mieux, parce que le temps a passé : il vieillit et c’est bien, il vieillit en bien. Je mesure la distance parcourue, la confiance en son propre corps, la confiance qu’il accorde au mien. Nous n’hésitons plus, nous pouvons toucher ici ou là sans craindre de révéler un désir excessif ; il n’y a plus de pudeur ou d’impudeur, il y a l’intimité, la confiance ; j’ai envie, alors j’ose, et s’il n’aime pas ça il me le dira, nous ferons autre chose et ce sera bien aussi, mais il a toujours envie, et moi aussi, ça tombe bien. La tendresse qui ne cesse pas, qu’on ne freine pas, tant pis si l’on est romantiques, quel mal y a-t-il à ça ? Je suis mon instinct, je ne me pose pas de question, nos corps s’approchent et je me blottis dans son ombre, lui dans la mienne. On aime la douceur de l’ombre, mais on ne se cache pas, on ne fuit pas la lumière. Sur la plage, tout à l’heure, ses doigts sur ma peau nue, il n’aurait pas osé ce geste au tout début, les toutes premières fois.

J’écrivais à quelqu’un, à propos de lui : « l’amant connu par cœur », par contraste avec la découverte hypothétique d’un corps nouveau, désiré mais jamais vu encore, jamais senti, encore moins goûté. J’aime le doux nom d’amant qui résonne avec l’ami, l’aimé, l’amoureux. Le nom d’amant débarrassé du vaudeville bourgeois : il est loin de moi, l’amant caché dans le placard. Pas d’amant clandestin quand c’est moi qui dis ce mot : plutôt l’aimé au soleil, l’ami qu’on aime d’amour. L’homme avec qui je vis est mon amant aussi. « L’amant connu par cœur » : au diable la routine, vive la répétition (la répétition comme au théâtre, pour apprendre mieux, pour connaître à fond, pour essayer autrement, pour trouver la forme juste et progresser toujours, en profondeur). J’écrivais à quelqu’un d’autre, à propos d’un lieu où se donner rendez-vous : « Ne crains pas de m’emmener au même endroit que l’autre fois ; quand on aime, pourquoi changer ? » Il me parle de routine, il dit qu’il aime la routine quand elle devient rituel, retour, pèlerinage. Je lui réponds que le tourisme m’ennuie, que je retourne dans les lieux où j’ai vécu des émotions fortes. J’aime les rencontres qui sont comme des reconnaissances : « Toi, je ne t’ai jamais vu, mais je suis sûr que nous nous connaissons, je t’ai vu en rêve, j’ai écrit une fiction dont tu étais le personnage. Et te voilà qui passes dans ma vie, je ne te laisserai pas partir, nous sommes faits pour nous entendre. » Plus je connais l’autre, plus je l’aime. On s’attache, comment partir ? Je suis fidèle, j’aime dire que je suis fidèle, je ne crois pas que ce soit une posture, c’est peut-être une fiction mais elle est sincère : ce que j’invente, j’y crois vraiment, j’y crois à fond. Je retourne dans les mêmes lieux, ceux que j’ai connus en y projetant d’abord mes désirs — je dis à cet ami mon attachement à Rome, où j’avais décidé de vivre un voyage initiatique : je n’aurais pas pu trouver fade un séjour si désiré, enveloppé de tant de fantasmes ; mais Rome est belle pour tout le monde, n’est-ce pas — tandis que Luçon ? À Luçon aussi, j’avais envie très fort d’éprouver des émotions nouvelles, des premières fois. Il me demande : « Si tu décides par avance que tu vas vivre une expérience, est-ce suffisant pour qu’elle arrive ? »

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