Je suis désagréable quand je suis triste, c’est idiot car ça ne m’aide pas à me sentir mieux, au contraire, parce que je me sens nul d’avoir été désagréable. Le moment où j’ai peur de m’ennuyer : je vois arriver la chape d’ennui, elle avance doucement à travers le cosmos, comme un vaisseau menaçant et inéluctable, sans se presser, la force tranquille maléfique. Je panique. Un truc dans ma tête dit : « Tout sauf l’ennui », et c’est une stratégie vraiment pourrie parce que ça me laisse croire que je peux faire n’importe quoi pour me sauver, par exemple devenir sombre ou relou, autrement dit : le contraire de ce qui fait du bien. Ce qui me fait du bien, à moi, c’est qu’on m’aime et qu’on me le dise. Qui a envie d’un mec qui fait la gueule ? Le câlin qui sauve. L’ami qui m’écrit : « Et si on se voyait ? », il ne sait pas qu’il me sauve aussi (mais je risque de lui dire non, quand même, et je me sentirai nul après ça). Un message : on pense à moi, j’existe.
Je dis à Guillaume que j’ai écrit la moitié de Terminus provisoire, qu’il faut que je fasse gaffe de ne pas aller trop vite, c’est difficile pour moi de couper quand c’est trop long. Il vaut mieux que j’écrive lentement et bien. Rentré chez moi, je vérifie où j’en suis : déjà 54 000 signes. C’est pire que je le croyais. Il faudrait en faire 20 000 de plus, max — or, je n’en suis qu’à la moitié du récit. Il faudra couper. J’ai peut-être tort de croire que je suis du genre à « écrire d’une traite ». J’ai fait ça quelquefois et ça a marché (Le héros et les autres en trois semaines et sans rature : 80 000 signes ; peut-être que ç’aurait été meilleur si je l’avais écrit trop long, puis raccourci). Je ferais comme Guillaume (mon autre Guillaume préféré) : j’écrirais un million de signes en apnée, puis je supprimerais 99 %, il resterait 10 000 signes et je trouverais ça encore trop mou, alors j’élaguerais pour densifier, je garderais 1 % et il resterait 100 signes. Alors je ferais un tweet. Ou une bribe dans FMR. Je caricature. Mais la question de la densité, c’est vachement de ça qu’il s’agit dans Terminus provisoire. Je l’ai prétendu à Guillaume (celui du début de ce paragraphe) : « Ça parle de la ville, qu’est-ce qu’une ville ? et comment ça se transforme ; on densifie pour que ça ressemble à une ville, mais ce n’est toujours pas une ville, c’est juste une banlieue dense. » Mon écriture est trop délayée. J’ai tout relu pour chasser les adverbes de quatre syllabes, les épithètes à la con, les « c’est » et les « que », les temps surcomposés. On respire. Ça fait gagner quelques signes. Non pas couper des scènes, mais les réduire. J’ai fini Rivage au rapport de Quentin Leclerc, c’était vachement bien, il n’y a aucun mot en trop, et pourtant c’est bourré de digressions, mais ces digressions sont écrites dans la même tension que le récit principal. Je n’aurais pas lu ce livre sans un alignement de planètes : d’abord Q. et M. m’ont parlé de lui, puis G. et T., puis l’affiche dans la vitrine de la librairie, je passe devant quatre fois par jour. Surtout : j’avais envie de lire un vrai roman. Je n’en lis pas assez. Je veux dire : avec une histoire et des personnages, un enjeu qui donne envie de lire la suite. Pas seulement : « Oh comme c’est bien écrit, je me promène dans ce livre comme dans un paysage », mais : « Je veux savoir qui a fait le coup et pourquoi. » Quand le personnage meurt, ne pas m’émouvoir de la beauté de la phrase, mais de la mort du personnage. Je ne sais pas écrire ça. Ai-je déjà essayé ? Dans Terminus provisoire, je crains trop d’écrire en pilote automatique : le thème m’est familier, j’y case les références que j’aime. Je vois la pente glissante : décrire le quartier sur des dizaines de pages, y mêler mes souvenirs, broder avec la même petite musique. Quelle nécessité d’écrire ça ? Quelle nécessité de le lire, surtout ? Samedi, une conversation avec S., provoquée par A. qui nous écoutait avec l’œil brillant, comme s’il enregistrait en même temps : je parlais des livres écrits sans nécessité. Sans ce truc profond qui te pousse à écrire sans qu’on te le demande. Il était sceptique, il croyait que je faisais l’apologie des écorchés vifs, des auteurs qui soignent leurs traumas dans leurs bouquins. Le risque, c’est l’écriture-thérapie : d’accord, la nécessité vient de profond, mais : est-ce que c’est intéressant à lire ? Ne pas oublier d’adresser le texte à quelqu’un. Sinon, on part dans le désert pour crier sa peine, ça peut défouler et ça ne sera entendu par personne. J’ai dit un truc du genre : « La nécessité est une qualité nécessaire, mais pas suffisante. » Ça a amusé A., je crois. Je ne veux pas perdre ça de vue, dans Terminus provisoire : ce n’est pas de la broderie, c’est un roman : le personnage a une quête, le lecteur ou la lectrice a envie de le suivre. Pour savoir où ça mène, savoir ce que ça raconte. Avoir une bonne raison de lire ce texte, quoi. Ne pas mourir d’ennui en route. La chape d’ennui, le vaisseau noir progresse dans le cosmos et étend son ombre sur le texte page après page : le lecteur ou la lectrice paniquent, se disent « Tout sauf l’ennui », et essaient de se sauver. Qui a envie de s’occuper d’un livre chiant ? Ils ferment le livre brutalement, profèrent des menaces, et m’abandonnent.