Je n’avais pas demandé ça du tout. J’avais dessiné sur mon bras un bonhomme, au feutre noir, peut-être cinq centimètres de haut : de face, statique, comme s’il posait pour un portrait, coupé à la ceinture et au-dessus des mains par un cadre vaguement orné (j’avais dédoublé le trait pour bien signifier mon intention : une sorte de vignette) ; ça me faisait penser à une carte à jouer. Mon dessin était maladroit parce que je le faisais à l’envers (la tête du bonhomme en haut, et moi qui regarde mon bras par au-dessus, forcément). C’était suffisant néanmoins pour que le gars comprenne mon intention et, d’ailleurs, il m’a dit : « OK, j’ai pigé, tu vas voir. » Il était sûr de lui, et moi j’avais confiance. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite : il y a une ellipse. Il ne s’agit pas d’une omission due au réveil ; ce n’est pas moi qui, le matin, ai oublié une partie du rêve, mais c’est le récit qui est monté de cette façon. Le film coupe, puis passe à la scène d’après. Je me souviens que j’explique la chose ainsi, dans le rêve même : « Juste après qu’il a vu mon dessin, il a pris ses outils et je n’ai plus eu conscience de rien, et me voilà ici. » La fille avec qui je parle n’est pas facile à identifier. Dans l’histoire, c’est une vague copine avec qui je partage le goût du tatouage. Elle en a déjà plusieurs ; pour moi, c’est la première fois. Peut-être qu’elle ressemble à ma voisine (celle qui est tatoueuse, justement) ou alors, à l’une des filles qui était là hier soir, c’est-à-dire avant cette nuit, avant ce rêve : j’ai passé un bout de la soirée sur un quai de la Seine avec Q. et ses amies. Nous n’avons pas parlé de tatouage hier, mais il y a un rapport tout de même, car Q. nous a expliqué, il y a quelques jours, qu’il s’était fait tatouer en même temps qu’une amie, et je crois que ladite amie était présente à cette soirée — peut-être était-ce la fille qui m’a posé une question in extremis hier soir, alors que j’étais sur le point de céder à cette pulsion de fuite (un soudain accès de « Qu’est-ce que je fous là ? » et la tentation de m’éclipser discrètement, comme un voleur, avec l’espoir qu’on s’inquiète pour moi ou, au contraire, qu’on m’oublie tout à fait : entre les deux mon cœur balance). Elle s’est intéressée à moi, je suis resté, et la conversation gaie m’a fait du bien. Dans le rêve, je me trouvais avec cette fille, ou une autre, peu importe, juste après la séance de tatouage. Mon bras était bandé : un foulard noué autour, en mode cowboy (comme une blessure raccommodée par le vétérinaire : « Bois un coup, mon gars, et serre les dents, tu vas dérouiller ») ; la fille enthousiaste me demande si elle peut voir mon tatouage. Je lui dis : « Oui, mais d’abord je le regarde tout seul. » Je m’isole et je déroule le pansement. J’observe le truc. C’est un immense dessin en couleurs. À la place du petit bonhomme que j’avais tracé en noir, cadré serré, c’est le même personnage en pied, en mouvement : il marche dans une rue qui ressemble à un décor de western. Certaines parties du dessin sont cernées de noir, puis coloriées à l’intérieur ; d’autres sont directement en couleurs. À côté de ce marcheur, il y a un autre gars. Derrière eux, d’autres encore, plus petits (à cause de la perspective). Partout autour. C’est une rue encombrée et joyeuse : il y a trente personnages bariolés dans la scène. Le dessin est bordé d’un cadre, mais au lieu du format de la carte à jouer, c’est devenu aussi grand qu’une couverture de magazine. L’illustration est vraiment classe. Je pense au New Yorker. Le tatoueur a inscrit un titre dans un cartouche, c’est sans doute le nom d’un comics, mais lequel ? Je me sens mal. Ce n’est pas du tout ce que j’avais demandé. Ça couvre tout mon bras. Je montre ça à la fille, qui trouve que c’est super. Je lui réponds que non, ce n’est pas cool du tout, le mec a abusé. Je me souviens que, dans la vie éveillée, Q. nous a parlé d’un artiste qui te tatoue le truc de son choix, sans te le montrer par avance, parce que c’est une affaire de confiance. Mais moi, je n’étais pas d’accord avec ça, ce n’était pas notre deal, j’avais dessiné un modèle et je voulais qu’il l’interprète à sa façon, certes, qu’il l’améliore, mais pas qu’il délire à ce point. Je dis : « Le dessin est génial, mais ce n’est pas moi. » Je ne me reconnais pas dans ça. Je pense soudain à ma mère : que va-t-elle penser ? Vite, j’enroule à nouveau le mouchoir de cowboy autour de mon bras pour masquer la chose. Ma mère ne verra rien, dans un premier temps, mais elle me posera des questions à cause de ce bandage. Que dire ? La scène (ce moment d’inquiétude et de grande tristesse, parce qu’une chose irrémédiable a eu lieu sur mon propre corps) se passe chez moi. Comme souvent, ce chez moi du rêve est le chez moi de mon enfance : nous sommes dans l’entrée du grand appartement du Pecq où j’ai grandi. À droite, le couloir mène aux chambres et à la salle de bains (c’est dans cette dernière pièce que j’ai examiné mon tatouage). Si je rêve souvent de cet appartement, je comprends aussi la raison de ma présence dans ses murs, cette nuit précisément : j’ai passé une partie du jour à arpenter mentalement les rues du Pecq. Je me suis projeté dans ce quartier d’enfance, j’ai dessiné le plan de la rue : j’étais triste, enfermé, je travaillais mal, alors je suis sorti prendre le soleil avec mon cahier (celui des Présents dont la moitié des pages sont encore vierges) : j’aime beaucoup ce cahier, mais le papier est mince et mon feutre traverse, il me faut une pointe plus fine, je sais où l’on trouve ces feutres-là, j’en ai volé souvent dans un grand magasin connu, il y a un choix immense, tous les diamètres, j’ai choisi un 0,3 qui me semble parfait. À la terrasse d’un café j’ai écrit le titre d’un nouveau récit, que je pourrais faire suivre de « ou le souvenir d’enfance », et j’ai pris des notes sur le Pecq : tout ce que j’aurais à dire sur le Pecq si je devais écrire sur le Pecq. Ça m’a fait du bien de gribouiller un peu, à la main et au soleil — en vrai, non, je n’ai pas gribouillé : j’ai pris soin de tracer mes lettres lentement, pour que ce soit joli. Je me suis concentré. C’est cela qui m’a fait du bien.
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