Le premier à qui je parle, c’est un gars qui m’aborde derrière la cathédrale, je suis assis sur le parapet de la zone archéologique (du fond de ce trou vingt siècles vous contemplent), j’ai marché depuis la Part-Dieu et avalé un casse-croûte en chemin ; il s’approche, il me dit « vous » une fois ou deux, puis : « Tu pourrais m’aider, j’ai reçu un message, je suis pas sûr de comprendre. » Étrange texto sur l’écran gris d’un téléphone à touches. Je ne suis pas sûr qu’il sache lire. Je pense qu’il déchiffre, tout au plus. Dans le doute, je lis à voix haute, et c’est une phrase ambiguë. Il demande : « Je devrais lui répondre quoi ? » Drôle de responsabilité qu’il me confie. Je dis : « Il faut d’abord que je comprenne le contexte. » Il y a toujours un contexte. Le message est envoyé par une fille qu’il doit rencontrer le lendemain. Elle allume ce mec, clairement, et avec les gros sabots. À moins que… ? Je n’arrive pas à savoir si elle le chauffe, ou si elle le teste. A-t-elle vraiment envie de ça ? Peut-être, au contraire, que si le gars mord à l’hameçon et répond du tac au tac, il passera pour un prédateur, et sera éliminé. Elle est maline. Elle a raison de se méfier. Je ne veux pas faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre : « Ne t’engage pas avant de la rencontrer pour de vrai. » Il me demande de taper le message. J’écris : « On va d’abord se rencontrer, et après, si on a envie tous les deux… » J’insiste sur les mots « tous les deux ». Ça lui plaît. Il est plus jeune que moi, il n’a pas l’air bien dans son corps, paumé, la situation lui échappe. Il dit : « Les filles, on ne sait pas ce qu’elles veulent. » Je dis : « Même si elle a envie maintenant, ça ne veut pas dire que c’est open bar pour la suite, elle peut changer d’avis. » Mon opinion l’intéresse. Je dis : « On n’est pas des sauvages. » Ça l’amuse, et ça le flatte peut-être : il s’imagine en mec classe. Il parle beaucoup. Il est en boucle. Il va passer vingt-quatre heures à préparer son rencard. Je prétends qu’on m’attend quelque part. Je le quitte en disant : « Montre-lui que les mecs ne sont pas tous des bourrins. » Je me sauve. Quel enfer. Loi de la jungle de l’hétérosexualité. Il est gentil, ce gars, mais les mécanismes dans sa tête, oh, je suis heureux de n’être pas une fille. Et la fille, en face : un autre mystère. Le soir, dans un bar sur cette même rive, quelqu’un me dira : « J’ai de plus en plus de mal avec les hétéros. » Là, c’est midi et je longe le quai de la Saône. Juste avant le pont, la statue dorée, bel homme taillé à la grecque, portant un corps identique dans ses bras, pietà du jumeau, ou rapt de l’alter ego : le Poids de soi-même. Dans mon rapport à l’autre, à mes doubles dans le miroir, j’aspire à lever ce poids, j’aspire à la légèreté : je n’y suis pas encore, je tends vers ça ; quête d’une vie peut-être. Aussitôt la photo publiée, un commentaire sur Instagram : « J’ai fait des bisous à un garçon sur ce pont » (c’est un garçon qui parle, naturellement). À Lyon, pendant ces deux jours, je n’embrasse personne. J’apprends à connaître.
Il m’ouvre sa porte : il a les cheveux bleus. C’est nouveau. « Tu as décidé ça sur un coup de tête ? » Non, il y pense depuis mille ans. Il est du genre à réfléchir. « J’avais juste oublié que le bleu ne va pas avec tout, si je porte mon t-shirt rouge j’ai l’air d’un drapeau français. » On s’habille pour le vernissage. Moi, je me suis sapé, chemise blanche fleurie, mais ce n’était pas obligatoire. C’est cette soirée qui m’amène ici, à Lyon : non pas un prétexte, mais une occasion de passer deux jours dans une ville autre. Voir des gens qui, grâce au temps que nous passerons ensemble, pourront devenir des amis, peut-être. Je connais peu N., vu deux ou trois fois à Paris, jamais en tête-à-tête. Mais nous aimons ce que l’autre écrit, nous nous sommes rencontrés ainsi, et comme dit G. à propos des amis : « Je préfère la formule nous nous lisons mutuellement, qui quelque part ne veut rien dire, et quelque part tout. » À mon message plein de précautions, il a répondu tout de suite : bien sûr que j’étais le bienvenu. Pas de plans sur la comète, on improviserait. Après l’inauguration de l’expo, un détour par le bar, ça ne nous étonne pas, quoi de plus naturel, mais ensuite, de retour chez lui ? Parler encore en sirotant une tisane, ça n’allait pas de soi ; et que ça redémarre au petit déjeuner, et qu’il me dise qu’il n’est pas obligé de travailler ce matin, et qu’on descende au café au pied de son immeuble : ce n’était pas au programme. Normal, puisque je n’avais pas de programme. « Envie de me laisser faire. » C’est ce que je réponds à celui qui vient me chercher, aussitôt que N. est parti (je quitte la compagnie de l’un pour celle d’un autre, passage de relais) : « Emmène-moi où tu veux, tu décides. »
M’en remettre à un inconnu, ou quasi. Mais l’élan d’une sympathie, et sa dimension performative : dire qu’on va se plaire, et se plaire en effet. Nous avions des indices. Nous avions passé, quoi, une heure ensemble dans la vie physique ? moins de deux en tout cas, l’année dernière. Nous échangeons des messages quelquefois. Une sensibilité, des envolées lyriques, une étrangeté peut-être : un charme donc. Nous ignorions pourtant un point commun — un chaînon manquant qui nous unissait involontairement. C’est ici, pendant le déjeuner (il y a une option de makis végétariens qui me ravit), tout près de la place Bellecour, que nous posons chacun sur la table les pièces complétant le puzzle de l’autre, dix ans plus tard. Il faut que j’explique, oui, que nous nous connaissons depuis dix ans — mais alors, une connaissance à l’état de figures seulement, de silhouettes agréables, certes, mais repérées de loin, de paroles polies et agissantes, selon les nécessités des projets qui nous rapprochaient parfois : ce n’est pas ce qu’on appelle « se connaître ». Assez cependant pour reconnaître, plus tard, le visage et le nom de l’autre sur un réseau social, et engager des conversations nouvelles. Il me demande si je me souviens d’autres personnes de ce temps-là. Bien sûr. Comment ne pas ? Je prononce le seul prénom qui vaille, celui que portait le grand garçon bouclé, le jeune ange qui me visitait quelquefois, qui paraissait dans l’encadrement de ma porte, icône parfaite, sa curiosité enjouée, les questions qui justifiaient sa visite, son sourire qui me faisait bredouiller. Certains matins, le petit mot laissé dans un endroit convenu entre nous. Je retrouve sur mon disque dur un texte de moi, daté du 10 juin 2013, dont le titre contient un mot qui n’existe pas : un mot que j’avais volé sur une page griffonnée par lui, dans un carnet de notes presque illisible : était-ce un néologisme (licence créatrice de sa jolie tête), ou un cafouillage de son étrange graphie manuscrite ? Un paragraphe, parmi ces deux pages que je n’ai pas publiées :
Un camarade disait de lui qu’il était un poète. Il avait dit, aussi, qu’il parlait vite et beaucoup. On aimait qu’il parlât, c’était certain. Ses mots se bousculaient, on les recevait et on les oubliait : on avait été parcouru.
Oui, pour ce garçon parfait, j’utilisais le subjonctif imparfait : romantisme suranné dont je l’enveloppais. Et le camarade cité dans ces lignes, s’agissait-il de celui qui se trouve face à moi, dans ce restaurant japonais ? Ce garçon aussi charmant, mêmement lettré, mais plus timide : il m’apprend aujourd’hui combien il a aimé, d’amitié et d’amour emmêlés, l’ange que je guettais dans ces années. Sentiments intenses pour lui ; crush honnête et sans conséquence pour moi (c’est lui qui trouve l’expression), moi qui n’avais pas d’autre intention que de goûter au plaisir de cohabiter, ponctuellement, dans le même espace que ce corps lumineux, mon fantasme de douceur, transposé dans l’écriture, ça suffisait à me combler. Être aimantés par le charme du même garçon : ce n’était pas rien, cet élan commun : ça dit quelque chose d’une sensibilité que nous partageons sans doute. Ensuite, quand l’après-midi s’étire, nous ne parlons certes plus de lui, mais tout de même, cette connexion a eu lieu, et ça compte. On apprend à se connaître en parcourant des paysages, il m’explique la forme du quartier, il me montre les girafes de la Tête-d’Or, il me désigne les binturongs, qui sont une sorte de paresseux ou de panda roux, mais gris, puis il me laisse seul, plus loin, dans une rue, me conseillant de voir d’autres lieux, des gratte-ciel Art Déco, il a pigé le genre de trucs qui m’intéressent. Je marche encore, je traverse les deux fleuves dans un sens, puis dans l’autre. Peu à peu, la nuit tombe, j’en ai plein les pattes, et c’est l’heure de mon train : ça tombe bien. Retour à la case départ, c’est-à-dire à la Part-Dieu : début et fin du voyage. Mais aussi : centre du voyage, car j’ai oublié de le dire : le vernissage de jeudi soir, c’était à la bibliothèque de la Part-Dieu, l’ouverture de l’exposition Dans les marges. Il faudrait que j’explique de quoi il s’agit, mais j’ai déjà trop parlé, je développerai ça plus tard, c’est important. Pour le dire en bref : c’est une expo qui place la marginalité au centre de son propos. Les bords, les franges, les contours occupent tout l’espace. Je suis venu à Lyon exprès pour cette occasion, mais il s’est passé tellement de trucs avant, et après, et autour : ça prend toute la place.
Merci, il fait du bien cet article. Au risque d’être suranné, il est une chanson de Benjamin Biolay sur Lyon, que les gens sur youtube qualifient de bel hommage à une belle ville, mais qui moi me fouette toujours le visage.
Il y a quelques mois, je voulais y écrire des choses comme les tiennes. J’y ai écrit : “Je dors avec toi, je prends des photos de nous le matin quand tu dors, encore les mêmes que tous les matins. Je le sais, que ce sont toujours les mêmes.”
J’y ai écrit : “Les magnolias de la place des Célestins”. J’y ai photographié une boutique d’aquarelles botaniques.
Mais j’y ai aussi écrit “Je suis obsédé par la tentative de suicide de Gloucester dans le roi Lear” ; “Quand la lumière se rallume, mon téléphone me parle de guerre nucléaire et je pleure” ; “Rêvé qu’on voulait me couper le doigt sans anesthésie, sans m’avoir prévenu (le majeur droit). Le chirurgien diffusait juste un gaz qui fait sourire”.
Vraiment, il est bien cet article.