En dehors des clous

Baptiste nous rapporte une conversation qu’il vient d’avoir au téléphone : M. est sorti dans le bar gay de cette ville où ils habitaient l’année dernière (pourtant l’une des plus grandes du pays) et il y avait onze types, tandis qu’à mon anniversaire, la même soirée, nous étions quatorze, dont douze pédés. Un de plus, donc, que dans ce bar de province un vendredi soir. Je crois que c’est pour ça que Baptiste est si content de vivre à Paris. Nous sommes si nombreux dans cette énorme ville que même notre minorité atteint la masse suffisante qui permet à la diversité en elle de s’exprimer. J’ai écrit ça récemment. J’ignore si Juline l’a lu. Elle était la seule fille de la tablée et le lendemain elle m’a dit… — je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais elle a parlé de cette diversité. Elle l’a vue. Sentie. « Vous êtes tous différents. » Elle a dit quelque chose comme ça. Son regard m’a rendu fier. Et puis, ce texto de Théo : « Tous les gens que tu rassembles sont beaux, gentils et radieux ! » Le mot le plus important est « gentil ». Je sens cette curiosité bienveillante, ce désir d’accueil : quand il y a un nouveau dans la bande, le cercle s’élargit. Ça aussi je l’ai déjà dit. Souvent. Cette soirée est un grand bain d’amitié à l’occasion de mon anniversaire, parce qu’il est utile quelquefois de créer des événements, quasi des prétextes, pour justifier de réunir tant de monde à la fois. Publier un livre, par exemple, peut servir le même désir. La veille, une partie des gens qui sont aux Anges ce vendredi étaient dans un autre bar, à deux rues de distance, après la sauterie aux Mots à la bouche pour le livre de Simon. À vue de nez : la même quantité de gens, dont cinq ou six que je retrouve ce soir, disposés dans un ordre différent ; et l’on change de places à mesure que filent les heures pour parler un peu à l’un, à l’autre. La journée s’achève comme elle a commencé, par J.-E. et moi blottis pour la nuit.

Pierre m’a offert le livre d’Hélène Giannecchini sur l’amitié. On le lira ensemble, puisqu’il parle de nous. Il parle des liens qu’on invente avec les gens qu’on aime, en dehors de la famille biologique. Tout le monde devrait se passionner pour ce sujet, mais il se trouve que nous autres pédés (et nos camarades du spectre queer) vivons ça plus fort que les gens compatibles avec la norme : la plupart d’entre nous n’aurons pas d’enfants, et il arrive encore souvent que les relations avec les parents soient minées. Moi, mes parents m’aimaient, mais ils sont morts. Alors, si je devais compter sur les seuls liens biologiques pour constituer ma vie sociale, je n’irais pas loin : heureusement, Juline est ma sœur idéale. Et elle ressent fort les mêmes choses que moi, presque au même moment. On continue de grandir ensemble. C’est assez magique comme truc.

On ne se débarrasse pas de ses parents. Plusieurs décennies après qu’il est sorti de sa vie, le père malfaisant de ma mère est réapparu : en mourant. Les papiers de notaire disaient en substance : « Peut-être continuera-t-il de hanter vos nuits, mais ne craignez plus de le voir à votre porte, il est enfin mort. » Quelques années plus tard, ma grand-mère est morte à son tour. Nous avons reçu des papiers, à nouveau, envoyés simultanément à ma sœur, à moi, et à des cousins que je n’avais pas vus depuis des lustres, que je serais même incapable de reconnaître dans la rue. La généalogie est un fil à la patte, qu’on le veuille ou non. Il existe un lien éternel entre ces inconnus et moi. Peut-être qu’ils recevront un jour des papiers me concernant, eux aussi, après ma mort, alors qu’ils auront oublié jusqu’à mon existence. Tandis que mes amis… ceux que j’aime et qui m’aiment aujourd’hui… ils ne sont consignés sur aucune liste officielle. Les archives conserveront des liens qui n’ont jamais eu de réalité dans ma vie, tandis que les relations qui me structurent profondément n’apparaîtront nulle part. Est-ce que cela m’importe ? Pas du tout. Sinon, j’épouserais J.-E., n’est-ce pas ? à défaut d’épouser aussi tous mes amis… Ce qui m’intéresse dans ce constat, c’est qu’il révèle la dimension pirate des liens qui comptent le plus pour moi. L’amitié est plastique et créative, ou bien elle disparaît. J’écoute J. s’inquiéter de sa relation avec P. qui risque de s’évaporer dans les limbes : « Il a fait deux enfants avec son ex, donc il est lié à elle pour toujours ; même s’ils se détestaient, ils seraient obligés d’exister l’un pour l’autre, ne serait-ce que dans leur paysage mental, car ils continueront d’aimer les mêmes enfants, tandis que moi et lui n’étions liés que par nos sentiments ; si on n’arrive pas à les transformer pour entretenir quelque chose, même minuscule, alors tout s’effacera. » L’amitié et l’amour (il faudrait un terme générique pour englober toutes les relations fondées sur le sentiment et le désir, sur la bienveillance réciproque, sur la confiance et la fidélité, encadrées par aucun contrat, aucun serment devant autorité, libre et sauvage, en dehors des clous) demandent des soins constants. Un mot, un geste. Souvent. Au risque de laisser s’installer le silence, un an, puis deux, et de ne plus jamais oser. Tandis que les cousins, oh, même dans cent ans, au pire on les verra aux enterrements.

Je n’ai presque jamais rencontré J. avant la mort de ma mère. En coup de vent, je crois. On s’est revus peu après. Mais seulement une fois ou deux. Depuis, il y a les textos. Pour la nouvelle année. Un clin d’œil en été. Et les anniversaires. C’est presque rien, mais ça m’émeut toujours. Chaque année, je reçois un texto de son autre amie C., très ponctuelle, avec qui j’ai des souvenirs d’enfance. On ne se connaît plus. M’écrire à moi, pour elle, c’est se souvenir d’elle. Elle m’écrit : « C’était son anniversaire deux jours avant toi, je l’ai toujours en tête. Elle me manque aussi. » Elle sait que les amies disparaissent si elles ne se manifestent pas.

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1 commentaire

  1. Je suis heureuse pour vous de vous savoir aussi bien entouré. Le livre d’Hélène Giannecchini est formidable. Je l’ai lu sur recommandation d’une amie, un jour amante aimée, à présent est une amie aimée convaincue que je suis que l’on peut aimer ses ami·e·s, une très belle ode aux familles choisies, à nos vies et nos amitiés LGBTI . Bon anniversaire avec un peu de retard à vous, la carte est partie tardivement, mais elle est déjà en route.

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