Je commence à maîtriser la première partie du chapitre — il n’y a pourtant pas de chapitres dans Terminus provisoire, plutôt des séquences qui se succèdent dans une alternance de romain et d’italique, et même un troisième niveau de lecture composé dans un corps inférieur avec des marges supérieures (c’est une idée de Thierry) — je la connais parce que je l’ai lue à Villetaneuse il y a cinq jours. J’avais zappé la phrase introductive « Un conte de deux villes » et attaqué direct par « Paris ». Je sais donc où l’émotion risque de me serrer le kiki. Mais cette fois, ça passe nickel. J’enchaîne avec le second volet : « Saint-Germain-en-Laye ». Facile. Ma lecture est plus longue que celle de mes camarades, mais j’ose prendre mon temps. Je parlerai moins. J’ai envie de lire. Et je sens que les gens sont là. Je regarde les visages. On m’écoute, on est avec moi. Alors je poursuis. Je lis « Saint-Germain-en-Laye ». Et je ferme le diptyque : « Puis, je rencontre Jean-Eudes. » Wow. C’est ici que ma voix glisse. Qui l’eût cru ? Pas moi. Quoi de plus simple que cette phrase ? Je parle de l’homme que j’aime depuis dix-huit ans et qui m’écoute, assis quelque part dans cette salle, vers le fond, au cinquième ou sixième rang. Il ne manque aucun événement de ce genre. Il lit tout ce que j’écris. Il connaît tous mes amis. Nous passons nos soirées, nos weekends ensemble. Nous parlons sans arrêt : pour nous raconter ce que nous avons vécu séparément, et pour refaire l’histoire que nous avons déjà partagée. Nous passons quinze jours de vacances pendant lesquels nos interactions avec le monde se limitent à quelques phrases, tandis qu’entre nous ça ne s’interrompt jamais. Une très longue habitude qui n’engendre aucun ennui. C’est difficile à croire. Je n’ai pas besoin de faire l’effort d’y croire puisque ça existe. La foi, c’est bon pour les transcendances invisibles et les concepts abstraits. Nous, on est là, à portée de main, et même encore plus proches. On se touche. N’être toujours pas pétrifiés dans la routine est un miracle. Que cette proximité soit carrément une joie, je vous laisse trouver le mot pour le dire — un indice chez vous : c’est un mot facile, tout le monde le connaît. Si j’avais encore besoin d’une preuve que notre habitude n’est pas un fossile, mais une émotion vivante, je la trouve en prononçant devant les gens cette phrase extraite de mon livre, donc, puisque c’est le corps qui me trahit : la voix déraille un chouïa, oh oh, c’est le signe que quelque chose se passe, que le sujet est sensible, tout frétillant.

Je les observe d’un œil, tous les deux, à l’étage de L’Ours et la Vieille Grille après la lecture, lorsque les gens se sont dispersés (en terrasse ou au bar, ou encore dans les rayons de la librairie) : je suis assis en bout de table, près de Thierry qui nous embarque avec générosité dans son jeu, dans sa manie, dans sa cohabitation avec l’œuvre de Perec qui le passionne depuis plusieurs décennies : ici non plus, la routine ne s’immiscera pas, car l’aventure décolle de plus belle, et c’est loin d’être terminé, ses yeux pétillent quand il se projette dans les prochaines années ; en même temps que je participe pleinement à notre tête-à-tête, je confie à l’un de mes yeux (éblouis) la mission de veiller sur J.-E. et P. à l’autre bout de la même tablée, en grande conversation. Tout semble bien se passer. Je n’en doutais pas. Mais que peuvent-ils se dire ? Je suis sûr que J.-E. lui pose des questions. Il est doué pour ça. Mais ce soir, il fait encore mieux : il parle de lui. C’est plus rare. Je m’en aperçois deux jours plus tard, dans le couloir de P., lorsque sa fameuse armoire a enfin trouvé sa place. C’est une « armoire parisienne », me disait-il depuis notre rencontre, c’est-à-dire le meuble de base (et par excellence) du ménage parisien modeste. Idéal pour sa chambre. Son retapage était un grand plaisir pour lui, et pour moi c’était un feuilleton. Le voici qui s’achève, sept étages par l’escalier de service. Je rencontre ici l’ami dont il me parle souvent : nous ne sommes pas trop de trois pour acheminer la merveille. Depuis le palier, je prends le temps d’apprécier les formes, les surfaces, les moulures. Je dis : « Ce n’est pas exactement pareil, mais ça ressemble à la petite armoire qu’a J.-E. chez nous. » Il me répond : « Oui, sa bonnetière. » Oh ! Il connaît le vocabulaire. Ça alors. « Ce mot-là ne vient pas de moi, c’est J.-E. qui l’appelle comme ça, il t’en a donc parlé ? » Oui, bien sûr. Puisqu’ils ont ce goût en commun — ce goût aussi. Ils ont donc parlé de ça. Ils n’allaient quand même pas parler que de moi. Deux amateurs d’un même objet se sont rencontrés : ils ont fait connaissance. Plus tard, une fois que la nouvelle armoire (c’est-à-dire l’ancienne) est en place et que l’obsolète (c’est-à-dire la plus récente) est descendue sur le trottoir, nous sommes trois à la terrasse du Tournesol : M. est à côté de moi et P. face à nous. Nous deux, qui ne nous connaissons pas, observés par le même garçon qui sourit. Et c’est beau de le voir ainsi, car dans sa tête il se dit : « Je suis bien accompagné. »

Un autre café, dans le 10ᵉ arrondissement. Il s’appelle L’Apostrophe. Nous y écrivons à six mains un livre de dix pages. Sacha a trouvé le sujet : dix astronautes partent explorer la dixième planète du système solaire. La répétition du chiffre 10 est un motif imposé par nous, car cette « Journée 10/10 » avec les tontons est notre cadeau pour son dixième anniversaire. L’ambiguïté du pronom possessif est volontaire : je dis « notre » cadeau, parce que c’est nous qui offrons et aussi parce que c’est nous qui recevons : plaisir partagé. La journée se passe en pizza, en glace et en cafés, ingrédients pour concevoir un récit rigolo que je peinturlure à l’aquarelle, trois coups de pinceau pour faire reluire tout ça, et hop, c’est bouclé à la fin de la journée et, franchement, notre truc a de la gueule. Je demande : « Comment nomme-t-on cette planète ? » Sacha explique : « Normalement on les appelle comme les dieux de l’antiquité : Mars, Vénus… » Alors moi : « Il faudrait trouver d’autres dieux pour nommer cette petite nouvelle. » Sacha a des cartes Pokémon dans sa poche. Il en choisit une : « Tiplouf. » Va pour Tiplouf. Mais il ne sait pas à quoi ressemblent les habitants de cette contrée froide (à une telle distance du soleil, les températures chutent, vous imaginez bien). Pas facile d’avoir des idées. Mais si, mais si, c’est très facile pour J.-E., qui prend le crayon avec une telle assurance que personne ne moufte : « Les Tiploufiens sont comme ça. » Tête ronde posée sur deux pieds plats, un bras à gauche, un bras à droite, un troisième sur le dessus du crâne, et une touffe de cheveux de part et d’autre de ce membre agile. « Voilà. » Nous sommes d’accord. Il s’agit d’en dessiner dix maintenant. J’en fais trois, J.-E. en fait trois, Sacha en fait quatre. Ça dépote. On tient le rythme. Le voyage vers Tiplouf dure dix jours, le saviez-vous ? Il faut trouver à s’occuper. Je lance : « Que font nos astronautes pendant ce temps, dans la fusée ? » Sacha se creuse la tête. J.-E. est au taquet : « Je peux commencer ? » Il dessine le décor. La fusée est aménagée sobre, mais confort. Un bon goût rustique et cosy. Vous savez déjà que J.-E. aime le mobilier. Il a l’œil pour ça. Je n’ai pas dit en revanche que son personnage fétiche, parmi les dix astronautes, est une girafe. Ça lui est venu comme ça. Une intuition. Alors la girafe chille gentiment dans son canap’ pendant son voyage intergalactique. Si vous n’avez jamais vu J.-E. dessiner, vous ne savez pas ce qu’est le plaisir.