Avec les ailes que donne la foi

Il s’installe face à moi, au café, aussi beau que ce matin. Son sourire dit son plaisir. Timide quand même. Grand corps solide, ses épaules nues. Par facilité, je pourrais dire « un ange », mais non : il n’est pas « apparu » hier soir, il s’est approché et je l’ai accueilli. Il n’est pas blond. Ses boucles emmêlées, sa nuque étroite, jolie petite tête qui tient entre mes mains. Sur sa poitrine, le bijou a changé. Je le prends, délicatement je crois, et je l’observe de près. Il dit : « C’est sûrement du verre », puis : « Il était à mon arrière grand-mère. » J’ai trouvé un garçon vintage. Ou c’est lui qui m’a trouvé. Disons que nous nous sommes cueillis l’un l’autre, à l’ancienne, comme on aurait pu se rencontrer il y a vingt ou cent ans, et toute la suite à l’avenant. On ne joue pas la bohème, on la vit pour de vrai. À moins que la vie soit un jeu, comme un jeu d’enfants, c’est-à-dire la chose la plus sérieuse du monde : on invente soi-même les règles et l’on s’y consacre tête baissée, avec application, en tirant un peu la langue pour se concentrer. Admettons que l’on joue, alors, oui, et qu’on vive en même temps, pour de vrai. À fond. C’est une chambre sous les toits, un carton à dessins, une théière en argent pour trésor. L’important c’est son sourire, comme s’il recevait un cadeau, alors que le cadeau c’est lui. Je ris souvent. Il me demande pourquoi. D’autres m’ont déjà posé cette question. Ça les étonne donc. Est-ce si étrange de rire ? Je ris quand je vais bien. Peut-être craignent-ils, peut-être craint-il, que je m’amuse à leurs dépens, que je l’observe avec ironie. Mais je suis totalement premier degré, je t’assure. Ici et maintenant. Je réponds : « Ce n’est que du plaisir. »

On voudrait oublier le climat de cauchemar. Tout est politique : alors comment s’en extraire ? Paris est une ville violente (pléonasme). Paris est une ville (pléonasme encore). Nous sommes à Paris. Voilà. C’est la nuit : des SUV au prix d’une maison ; des gens couchés sur le trottoir ; nous empruntons l’escalier de service. Partout des flics. Comment ne pas penser politique ? Oublier un peu, vivre dans une bulle, se consacrer aux amis, à l’amour. Avec légèreté, c’est à dire avec les ailes que donne la foi. Je ne crois qu’en ça. Un jour quelqu’un m’a demandé : « Tu n’as pas peur de te disperser ? » Il n’avait pas compris que l’amour et l’amitié, les sentiments et les émotions, ne pouvaient être ni un dérivatif, ni une distraction, ni un détour qui m’éloigneraient d’un but (lequel ?), car ils sont ma seule direction, ma ligne de force. Ce garçon qui s’approche a l’air de savoir ce qu’il veut, lui aussi, et surtout ce qu’il ne veut pas. Il a fait un pas de côté par rapport à la vie des autres, à sa vie potentielle. Je le reconnais, décalé, un peu en-dehors, suspendu. Absolument présent. Nous sortons du bar, il dit qu’il n’a pas froid, qu’il n’est pas pressé. Moi non plus. Je veux tout, tout de suite, et j’ai ma liberté pour ça, le temps disponible, la vie devant moi. Nous restons un temps infini contre ce mur de la rue Beaubourg, mon dos contre une vitrine, le sien tourné au monde qui passe malgré tout, qu’on le veuille ou non : hommes et femmes, hommes surtout, dernier métro, noctambules. J’entends les voix. Est-ce que j’ai peur ? « Vivement la victoire pour qu’on puisse casser du pédé », disent les fachos, on l’a lu dans la presse, sur les réseaux, même ici, dans notre ville-refuge, notre bulle de paix, notre ville violente. Mais les premières voix sont bienveillantes. Quelques piques moqueuses, sans haine, juste parce qu’on prend toute la place sur ce trottoir pas si large, rue passagère comme en plein jour. On est chez nous. Il me dit : « On est les vigiles, on marque l’entrée du Marais : à partir d’ici vous entrez dans la zone. » Et moi : « La société de vigiles qui nous emploie est comme l’armée de Sparte, elle encourage les rapprochements entre ses hommes. » La meilleure solidarité. Tendresse. Soudain une voix hostile, lancée d’une voiture à l’arrêt. Le feu passe au vert, les fâcheux se barrent. Pas nous. Il commence à avoir froid. Mon blouson est superflu (j’ai déjà deux couches : un débardeur sous ma chemise), le voici donc sur ses épaules. Je l’habille, nous avons le temps, je le déshabillerai plus tard.

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